Traitement fiscal des créances irrécouvrables : la DGI resserre la vis

Saviez-vous qu’un procès-verbal de carence et une action en justice sous 12 mois sont indispensables pour déduire une créance irrécouvrable ? Une récente réponse de la DGI encadre strictement la déductibilité des créances irrécouvrables, imposant aux entreprises une rigueur procédurale sans faille pour éviter les rehaussements fiscaux. Détails.
Une créance annulée aujourd’hui peut ressusciter demain… sous l’œil de la DGI. Le 30 avril 2025, la Direction générale des impôts (DGI) a apporté une clarification attendue sur le traitement fiscal des créances irrécouvrables, via une réponse adressée à Rachid Mejdoubi, head of tax de CMS Francis Lefebvre Maroc.
Elle éclaire sur les conditions strictes permettant aux entreprises de déduire ces pertes de leur résultat imposable à l’IS. Dans un contexte économique marqué par les risques d’insolvabilité, cette position administrative soulève des enjeux majeurs pour les acteurs économiques, tant sur le plan fiscal que stratégique.
Une déductibilité conditionnée à l’épuisement des recours
La réponse de la DGI réaffirme un principe structurant du droit fiscal marocain : la déductibilité des pertes liées aux créances irrécouvrables est strictement subordonnée à la preuve de leur caractère définitif.
Selon l’administration, «les pertes résultant de l’annulation des créances en souffrance reconnues définitivement irrécouvrables […] sont admises en déduction du résultat fiscal de l’IS».
Une ouverture fiscale qui n’est toutefois accessible qu’à la triple condition d’avoir épuisé les recours judiciaires, obtenu une décision de justice exécutoire, et justifié matériellement l’impossibilité de recouvrement.
Premièrement, l’entreprise doit engager une action en justice dans un délai de douze mois suivant la constitution de la provision, délai qui vise à éviter les reports stratégiques et à garantir une réactivité dans la gestion du risque.
Deuxièmement, la décision judiciaire doit non seulement valider la créance, mais aussi ordonner son exécution, transformant ainsi la présomption de perte en constat légal.
Troisièmement, l’échec de l’exécution forcée doit être attesté par un procès-verbal de carence dressé par un huissier, document irréfutable qui acte la disparition du débiteur ou l’inexistence de biens saisissables.
Enfin, la DGI précise que cette déductibilité ne concerne que les créances «non courantes», c’est-à-dire celles étrangères à l’activité habituelle de l’entreprise. Une distinction qui exclut les litiges récurrents ou inhérents au secteur d’activité, limitant le dispositif aux cas exceptionnels et objectivement irrémédiables, afin d’éviter les abus ou les manipulations comptables.
Les implications pratiques pour les entreprises : rigueur procédurale et documentation
La réponse de la DGI impose aux entreprises une logique de preuve et de traçabilité, transformant la gestion des créances douteuses en un processus rigoureux et chronophage. L’anticipation des risques devient un impératif : la constitution d’une provision pour dépréciation doit intervenir dès les premiers indices de défaillance du débiteur, en conformité avec les normes comptables, mais aussi en cohérence avec le calendrier fiscal.
Le délai de douze mois pour initier une action en justice, mentionné par la DGI, est un verrou procédural incontournable. Tout retard ou omission invaliderait la déductibilité ultérieure, exposant l’entreprise à un rehaussement de l’assiette taxable. Par ailleurs, le procès-verbal de carence, établi par un huissier, s’érige en pièce maîtresse du dossier.
Comme le souligne la DGI, «si toutes les diligences nécessaires […] ont été épuisées et que le procès-verbal de carence a établi l’impossibilité de recouvrement, les créances […] peuvent être annulées».
Ainsi, ce document officialise l’impasse financière et juridique, mais aussi la diligence de l’entreprise, servant de bouclier contre d’éventuelles contestations fiscales. L’exemple de la société marocaine citée dans la réponse illustre cette mécanique : après avoir obtenu une décision de justice favorable, l’impossibilité d’exécution, constatée par l’huissier via un procès-verbal de carence, a permis de requérir l’annulation définitive de la créance.
Ce cas démontre que même une victoire judiciaire ne suffit pas : sans preuve matérielle de «l’irrécouvrabilité», la déduction fiscale reste inaccessible. Ainsi, la rigueur documentaire et le respect des délais deviennent des leviers stratégiques pour concilier optimisation fiscale et conformité.
Les enjeux stratégiques : entre optimisation fiscale et gestion du risque
Disons que la réponse de la DGI place les entreprises face à un équilibre délicat entre la recherche d’efficacité fiscale et la gestion des risques juridico-financiers. Sur le plan de la trésorerie, l’annulation définitive d’une créance irrécouvrable permet d’ajuster le résultat comptable et de réduire l’assiette de l’IS, offrant un soulagement fiscal immédiat.
Cependant, cet avantage est tempéré par la reprise obligatoire de la provision initialement constituée, qui vient neutraliser partiellement le gain fiscal. La sécurisation juridique constitue un autre pilier : les entreprises doivent archiver méticuleusement chaque preuve (procès-verbal de carence, décision de justice, traces des démarches de recouvrement) pour faire face à un éventuel contrôle.
La DGI rappelle d’ailleurs explicitement qu’elle «garde le droit de contrôle si de nouveaux éléments permettent d’établir la possibilité de recouvrement», une mise en garde qui impose une vigilance continue, y compris après l’annulation de la créance.
Par ailleurs, une créance non déductible, en augmentant artificiellement le résultat fiscal, pèserait sur la rentabilité nette, notamment pour les PME aux marges étroites. «L’administration fiscale garde le droit de contrôle […] conformément à la législation fiscale en vigueur» : en affirmant cela, la DGI souligne ainsi un enjeu sous-jacent. La nécessité de maintenir une veille active sur le débiteur, même absent, afin de prévenir toute résurgence de la créance qui remettrait en cause la déductibilité.
Un cadre strict mais perfectible
Si la position de la DGI apporte une clarification bienvenue, elle laisse subsister des ambiguïtés susceptibles de compliquer la pratique des entreprises, comme ont pu le souligner un certain nombre d’analystes.
Premièrement, le traitement des créances abandonnées pour motifs commerciaux, comme la préservation d’une relation client stratégique, n’est pas abordé. Or, la logique stricte de la DGI semble exclure ces cas pourtant courants dans les négociations B2B.
Deuxièmement, l’articulation entre les délais judiciaires et les délais de prescription des créances reste floue : une procédure engagée dans les 12 mois, mais s’étendant au-delà du délai de prescription, pourrait-elle invalider la déductibilité ? Enfin, la preuve de la disparition du débiteur, via le procès-verbal de carence, soulève des questions face à des stratégies d’évitement sophistiquées. Par exemple, un débiteur ayant simplement changé de forme juridique ou transféré ses actifs à une entité tierce pourrait échapper à la qualification d’«irrécouvrable», malgré un procès-verbal initial.
Des zones d’ombre qui appellent à une interprétation prudente du cadre existant, voire à des clarifications complémentaires de la part de l’administration. Elles rappellent que si la réponse de la DGI constitue un progrès, elle n’épuise pas toutes les complexités du sujet, particulièrement dans un environnement économique marqué par l’innovation juridique et la mobilité des acteurs.
Recommandations aux entreprises : vers une gestion proactive
Pour naviguer avec succès dans le cadre strict défini par la DGI, les entreprises gagneraient à adopter une approche proactive, intégrant à la fois la rigueur fiscale, la vigilance juridique et une documentation infaillible.
Premièrement, l’évaluation des risques clients doit systématiquement inclure une dimension fiscale.
«Les provisions pour dépréciation doivent être constituées non seulement en respect des normes comptables, mais aussi en anticipant les exigences de la DGI, notamment le délai de 12 mois pour engager une action en justice», souligne un comptable.
Cette anticipation évite les ajustements précipités et aligne la stratégie comptable sur les impératifs fiscaux.
Deuxièmement, une collaboration étroite avec des huissiers et conseils juridiques spécialisés est indispensable pour sécuriser chaque étape procédurale. Les huissiers, en rédigeant des procès-verbaux de carence irréprochables, et les avocats, en garantissant la conformité des recours judiciaires aux délais et formalités, deviennent des alliés clés pour transformer une créance douteuse en perte déductible.
Enfin, la tenue d’un registre détaillé des créances litigieuses, mentionnant les dates de constitution des provisions, le dépôt des recours, les décisions de justice et les procès-verbaux, s’impose comme un outil de traçabilité essentiel.
Ce registre, régulièrement mis à jour, sert à la fois de preuve de diligence en cas de contrôle et de base analytique pour optimiser la gestion du poste clients. En synthèse, seule une gestion transversale, mêlant expertise fiscale, agilité juridique et rigueur administrative, permet de concrétiser les avantages théoriques offerts par la réponse de la DGI.
Une avancée pour la sécurité juridique des entreprises
La réponse de la DGI du 30 avril 2025 marque une avancée pour la sécurité juridique des entreprises, tout en renforçant les exigences procédurales. Dans un écosystème économique où les défauts de paiement restent une réalité, cette position équilibre protection des intérêts fiscaux de l’État et besoin de prévisibilité pour les entreprises.
Cependant, elle exige une gouvernance renforcée, intégrant fiscalité, droit et gestion des risques. Comme le rappelle la DGI, «les créances […] ne peuvent donner lieu à une annulation définitive qu’après épuisement des procédures judiciaires» – un commentaire qui résume à lui seul l’esprit de cette doctrine.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO