Enseignement supérieur : pourquoi les réformes pèsent-elles sur les épaules des enseignants ?
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Les réformes successives dans l’enseignement supérieur plongent les enseignants dans une spirale d’incertitude et de sur-adaptation. Ces mutations permanentes augmentent leur charge de travail, fragilisent leurs pratiques pédagogiques et nourrissent un climat d’instabilité préoccupant, affectant directement la qualité de l’enseignement dispensé.
Le secteur de l’enseignement supérieur fait face à des changements continus qui ne sont pas sans conséquence sur la stabilité et la performance des enseignants. Loin d’être de simples ajustements pédagogiques, ces réformes permanentes créent une situation d’incertitude constante, affectant directement les conditions de travail des enseignants et leur capacité à développer un enseignement de qualité.
À cette pression externe s’ajoute une problématique interne tout aussi préoccupante. Selon plusieurs professeurs d’enseignement supérieur, le processus d’avancement professionnel (promotion interne) serait biaisé, favorisant des pratiques opaques et engendrant frustrations et rivalités.
«Plutôt que de stimuler une saine émulation académique, ce mode de promotion interne alimente une rivalité déloyale où chacun cherche à accumuler des points par tous les moyens possibles», explique Abdellatif Taghzouti, professeur d’enseignement supérieur et chef du département Management et Digitalisation à l’ENCG de Fès.
Cette situation donne lieu à des tensions exacerbées entre les enseignants, créant un climat de méfiance et de division au sein des établissements universitaires, là où la collaboration et l’esprit d’équipe devraient pourtant être encouragés.
Des réformes permanentes synonymes d’instabilité
Selon Taghzouti, l’enseignement supérieur marocain semble pris dans un cycle incessant de réformes successives qui, loin d’apporter les améliorations escomptées, contribuent à fragiliser davantage l’ensemble du système.
Plutôt que de consolider la qualité de l’enseignement et d’enrichir les pratiques pédagogiques, ces changements répétés imposent aux enseignants une remise en question permanente de leurs approches didactiques et de leurs contenus académiques. Chaque nouvelle politique, souvent mise en place sans une concertation approfondie avec les principaux acteurs du secteur et particulièrement les enseignants, engendre un climat d’instabilité généralisé.
Cette instabilité génère, selon lui, une incertitude qui met les enseignants dans une situation de mal-être. Ils doivent constamment s’adapter aux nouvelles architectures pédagogiques sans bénéficier des ressources ni du soutien nécessaire et suffisant pour mener à bien ces réformes.
Ce phénomène, consistant à «secouer le cocotier», ne fait qu’exacerber l’instabilité professionnelle, compromettant ainsi toute tentative d’amélioration durable de la qualité de l’enseignement et de la recherche. Conscient de cette problématique majeure, Azzedine El Midaoui, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation, est désormais confronté à un défi de taille : restaurer la stabilité du système en mettant un terme à cette succession effrénée de réformes non concertées.
«Pour y parvenir, il faudra instaurer une politique plus cohérente et inclusive, fondée sur l’écoute et l’implication des enseignants, afin de garantir des transformations mieux adaptées aux réalités du terrain et réellement porteuses d’améliorations», préconise-t-il.
Une grille de promotion individualiste
Un autre facteur préoccupant dans le fonctionnement de l’enseignement supérieur est le système de promotion interne, dont la structure actuelle suscite de nombreuses interrogations.
«Conçu autour d’une grille d’évaluation qui repose sur une individualisation systématique au sens de Linhart, ce dispositif semble encourager une logique de compétition exacerbée entre les enseignants, au détriment d’une dynamique collaborative pourtant essentielle à l’amélioration du cadre académique», explique Taghzouti, en soulignant que les critères d’évaluation, souvent déconnectés de la réalité, privilégient des performances quantitatives au détriment de la qualité.
Cette approche pousse les enseignants à privilégier des stratégies individualistes pour se démarquer, ce qui, inévitablement, fragilise l’esprit d’équipe et d’entraide qui devrait caractériser tout établissement universitaire.
«Plutôt que de valoriser l’engagement dans des projets collectifs, qu’ils soient pédagogiques ou scientifiques, ce système incite à une course effrénée aux points, où certains n’hésitent pas à recourir à des pratiques déloyales pour maximiser leur score», déplore-t-il.
Cette situation crée un climat de rivalité préjudiciable à la cohésion des enseignants universitaires, instaurant une atmosphère de méfiance et de division.
À long terme, cette logique purement compétitive pourrait nuire à la qualité de l’enseignement dispensé aux étudiants, en détournant les enseignants de leur mission première, qui est de transmettre des savoirs et d’accompagner la nouvelle génération dans son développement académique et scientifique. Il devient donc impératif de repenser en profondeur ce système de promotion afin de rétablir un équilibre entre reconnaissance individuelle et dynamique collective, et ainsi favoriser un environnement académique plus harmonieux et propice à l’excellence.
La mise à l’écart de l’engagement syndical
Un des effets collatéraux de ce système de promotion est l’absence de reconnaissance de l’implication syndicale dans les critères d’évaluation des enseignants. En ne tenant pas compte de leur engagement syndical, le système d’évaluation en question «désincite» les professeurs à participer aux activités syndicales.
Cette mise à l’écart contribue à affaiblir les syndicats et, par conséquent, réduit leur capacité à proposer des solutions alternatives pour améliorer le système d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation.
«Privés de cet avantage, de nombreux enseignants préfèrent s’abstenir de toute participation syndicale, ce qui affaiblit leur poids dans les décisions stratégiques du secteur. Pire, la récente loi sur l’organisation des activités syndicales risque d’accentuer cette tendance en imposant des restrictions supplémentaires à l’engagement syndical», précise le professeur.
Cette nouvelle réglementation pourrait restreindre encore davantage les marges de manœuvre des syndicats, limitant leur capacité d’action et leur rôle de contrepoids face aux décisions institutionnelles.
À terme, cette évolution pourrait conduire à une uniformisation des débats au sein des établissements, au détriment de la diversité des points de vue et de l’instauration d’un dialogue social équilibré et constructif. Face à cette problématique, il est essentiel de repenser en profondeur la manière dont la promotion interne est menée dans les établissements de l’enseignement supérieur au Maroc.
Une stabilité des programmes académiques, un système de promotion plus équilibré favorisant la collaboration et la qualité, ainsi qu’une reconnaissance de l’implication syndicale sont autant de pistes qui permettraient de renforcer l’efficacité et l’engagement des enseignants. Une concertation réelle entre les différents acteurs du système de l’enseignement supérieur est nécessaire pour que ces réformes soient bénéfiques non seulement pour les enseignants, mais aussi pour les étudiants et, plus largement, pour l’avenir de notre pays.
Mehdi Idrissi / Les Inspirations ÉCO