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Tensions dans le Bassin de la mer Rouge : entre enjeux économiques mondiaux et solutions diplomatiques

Par Imad Moutchou
Économiste et chercheur émérite.

La région du bassin de la mer Rouge s’est imposée comme une artère vitale de l’économie mondiale, jouant un rôle essentiel dans le transit d’environ 12% du commerce maritime mondial annuel par le canal de Suez. Cette voie maritime stratégique facilite la majeure partie des échanges entre l’Asie et l’Europe. Cependant, ces derniers temps, elle est le théâtre de tensions exacerbées, résultant d’hostilités dans le sud  de la mer Rouge.

Le 19 novembre 2023, le groupe houthi au Yémen a saisi un navire transportant des voitures, exposant leur intention de cibler les navires affiliés à Israël en signe de solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Cette déclaration a déclenché une série d’attaques de missiles contre des navires marchands au cours des semaines suivantes. En réponse, les principales compagnies maritimes ont dû rediriger leurs navires autour de l’Afrique australe pour éviter la zone, entraînant des retards significatifs et une augmentation des coûts dans le commerce entre l’Asie, l’Europe et même l’Afrique du Nord.

Face à cette escalade, les États-Unis ont initié l’opération «Gardien de la prospérité», une patrouille maritime composée de dix pays visant à défendre les navires marchands et à mener des opérations militaires contre les attaques des Houthis. Le conflit a pris une tournure plus sérieuse le 11 janvier de cette année, lorsque les forces aériennes américaines et britanniques ont effectué des frappes contre des sites militaires houthis liés aux attaques de navires en mer Rouge.

Malgré ces mesures, la communauté internationale demeure divisée quant aux actions de la coalition dirigée par les États-Unis. Les Houthis, classés comme une organisation terroriste mondiale le 17 janvier 2024, persistent dans leurs opérations militaires en dépit des bombardements constants et des sanctions internationales. La situation actuelle souligne l’impératif de trouver des solutions diplomatiques et d’engager des médiations internationales pour résoudre les conflits dans la région et préserver la stabilité des voies maritimes cruciales pour l’économie mondiale. Les enjeux économiques et géopolitiques de cette situation complexe nécessitent une coopération mondiale et une approche réfléchie pour assurer la sécurité et la prospérité dans cette région stratégique.

La diplomatie des navires de guerre : sécurité maritime dans la mer Rouge
Il est indéniable qu’aucune grande puissance ni puissance moyenne dans le système international ne souhaite revivre la fermeture de la mer Rouge, telle qu’elle s’est produite à la suite de la guerre de 1967 entre les Arabes et Israël. Un consensus mondial existe donc pour maintenir les voies de navigation ouvertes dans la mer Rouge, conscient des conséquences économiquement graves d’une telle fermeture sur le commerce entre l’Europe et l’Asie. Il convient de noter que le dilemme sécuritaire de la mer Rouge ne trouve pas son origine dans la guerre de Gaza entre Israël et le Hamas, mais remonte à des décennies avec l’intensification des rivalités entre les grandes puissances dans la région. Des approches sécuritaires divergentes ont émergé, exacerbant les menaces à la sécurité maritime.

L’opération Atlanta de l’Union européenne en est un exemple. Elle coordonne une flotte de lutte contre la piraterie composée de navires de guerre de 13 pays européens, en collaboration avec des navires de l’Ukraine, de l’Inde, de la Corée et de la Colombie. Cependant, après quelques années, les dirigeants de la flotte ont réalisé que la résolution du problème de la piraterie réside sur la côte. Cela a conduit à l’adoption d’une approche diplomatique visant à résoudre les conflits en Somalie et à fournir une aide économique pour assurer des moyens de subsistance aux pêcheurs défavorisés.

Cette transition vers la diplomatie comme moyen de résoudre les problèmes sécuritaires a marqué un tournant significatif. En 2020, le Forum de la mer Rouge a été créé, regroupant huit pays riverains, dont l’Arabie Saoudite, l’Égypte et la Jordanie. Ce forum vise à traiter la piraterie, la contrebande et les ressources marines, en mettant délibérément de côté les questions politiques. C’est une initiative positive pour assurer la sécurité maritime dans la région, adoptant une approche collaborative et holistique qui va au-delà des seuls moyens militaires. Cette approche multidimensionnelle souligne la nécessité de solutions intégrées pour relever les défis complexes liés à la sécurité dans la mer Rouge.

Vers une approche alternative : la diplomatie sur la place de la mer Rouge
Malgré les approches conventionnelles traditionnellement axées uniquement sur les aspects sécuritaires et militaires, la mer Rouge a joué depuis longtemps le rôle de pont plutôt que de barrière, facilitant des échanges culturels, commerciaux et sociaux entre les peuples des deux rives. À titre d’exemple, l’Égypte a des intérêts millénaires dans la vallée du Nil et les rives de la mer Rouge, tandis que l’Éthiopie considère l’accès à la mer comme crucial. Les pays du Golfe et la Turquie entretiennent également des liens historiques et actuels avec la région.

Dans cette perspective, le concept novateur de la «Place de la mer Rouge» a été avancé, prenant en considération ces dimensions historiques et stratégiques. L’idée fondamentale était de créer un forum diplomatique non seulement pour les pays riverains, mais également pour toutes les nations ayant des intérêts vitaux en mer Rouge et dans le golfe d’Aden, ou entretenant des liens politiques et commerciaux à travers cette étroite bande d’eau. Cette proposition a pris forme avec l’élaboration d’un plan visant à organiser une conférence permanente des pays de la région de la mer Rouge, basée sur les suggestions émises dans le rapport de la Fondation pour la paix mondiale présenté à l’Union africaine, intitulé «La politique africaine, la paix africaine».

Ce rapport, rédigé en collaboration avec le président Thabo Mbeki, ancien président de l’Afrique du Sud, et le vétéran de la diplomatie des Nations Unies, Lakhdar Brahimi, proposait que les pays du Moyen-Orient adhèrent aux principes du cadre de paix et de sécurité de l’Union africaine, tout en établissant des mécanismes communs de coopération. Cependant, l’incapacité de l’Union africaine à mettre en œuvre ces propositions a renforcé la préférence internationale en faveur de la diplomatie des navires de guerre pour aborder le dilemme sécuritaire en mer Rouge.

Aujourd’hui, la place de la mer Rouge est le théâtre de conflits impliquant des puissances régionales et mondiales. Des nations telles que les États-Unis, la Chine et la Turquie ont établi des bases navales dans la région, tandis que d’autres, comme l’Iran et la Russie, déploient activement des navires de guerre et cherchent à établir des bases. Le port d’Eilat, dans le golfe d’Aqaba, représente une porte stratégique arrière pour Israël, comme en témoignent les attaques des Houthis contre les navires. Une réflexion approfondie sur des solutions alternatives, axées sur la coopération diplomatique, pourrait offrir une perspective plus prometteuse pour l’avenir de la région.

Les répercussions de la crise en mer Rouge : une approche alternative impérative
– Perturbation du commerce mondial :  la perturbation actuelle dans la mer Rouge, résultant des attaques des Houthis contre les navires de commerce, a engendré des répercussions majeures sur le commerce mondial. En tant que passage maritime stratégique, la mer Rouge est cruciale pour les échanges internationaux, et les perturbations en cours entraînent des retards significatifs, des détours coûteux, et une interruption de services par des acteurs majeurs tels que Maersk et Hapag-Lloyd. L’impact sur près de 12% du commerce mondial est une réalité préoccupante. Le détour des expéditions autour du Cap de Bonne-Espérance ajoute une complexité logistique majeure, avec une augmentation de 3.000 à 3.500 milles marins par voyage, contribuant ainsi à une hausse des coûts d’expédition.

– Impact économique : les répercussions économiques de cette crise sont palpables, affectant directement le flux des marchandises et du carburant. Des entreprises majeures telles que BP, OOCL, Maersk, Hapag-Lloyd, CMA CGM et MSC subissent des hausses de coûts substantielles. Les modifications de trajectoire des navires et les coûts d’assurance accrus contribuent à une augmentation significative du coût total des expéditions. Les estimations prévoient une potentielle hausse d’un million de dollars de carburant par voyage entre l’Asie et l’Europe. Selon la Banque mondiale, la crise pourrait entraîner une réduction de 0,5% du PIB mondial en 2024 et une augmentation de l’inflation mondiale de 0,7%, mettant en évidence l’ampleur des conséquences économiques à l’échelle mondiale.

– Préoccupations en matière de sécurité et de stabilité : la crise en cours en mer Rouge ne se limite pas à des implications économiques, elle reflète également des tensions géopolitiques plus vastes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les acteurs régionaux et mondiaux tels qu’Israël, l’Iran, l’Arabie Saoudite, les États-Unis, l’Union européenne et les Nations Unies sont tous impliqués, soulignant la complexité des enjeux de sécurité et de stabilité. L’escalade du conflit risque de déclencher une guerre régionale aux conséquences dévastatrices pour les populations, l’environnement et l’économie mondiale, nécessitant une approche stratégique et coordonnée des acteurs internationaux.

– Situation humanitaire et environnementale : la crise actuelle exacerbe une situation humanitaire déjà précaire, avec des implications potentielles sur les populations vulnérables. Les attaques contre les navires de commerce et l’escalade des tensions peuvent entraver les efforts d’aide humanitaire, aggravant la crise actuelle en mer Rouge. Laquelle est caractérisée par les attaques des Houthis contre les navires de commerce, engendre des conséquences à long terme avec des impacts significatifs sur le commerce mondial, la stabilité régionale, l’économie, ainsi que des préoccupations humanitaires et environnementales.

Parallèlement, les attaques des Houthis représentent une menace sérieuse pour l’environnement marin et la biodiversité en mer Rouge. L’utilisation de missiles, de drones, de mines et de bateaux pour attaquer les navires augmente le risque de fuites de pétrole et d’autres dangers environnementaux, mettant en péril la vie marine et les écosystèmes. La nécessité d’une action rapide et coordonnée pour atténuer ces risques est impérative pour préserver l’équilibre écologique et répondre aux besoins humanitaires critiques.

Les répercussions  des attaques en mer Rouge sur le Maroc
Les attaques récentes menées par les rebelles houthis au Yémen contre les navires traversant la mer Rouge ont eu des implications mondiales, avec des répercussions significatives sur l’économie marocaine. En particulier, le secteur automobile, qui contribue à plus de 20% du PIB du pays, subit des perturbations notables. Bien que les usines de production de voitures fonctionnent de manière efficace et que les processus techniques soient bien en place, des retards sont observés en raison de problèmes d’approvisionnement en matières premières, ce qui a un impact direct.

Ces problèmes d’approvisionnement ne se limitent pas uniquement aux matières premières nécessaires à la fabrication des véhicules, mais s’étendent également aux pièces de rechange, affectant ainsi la maintenance des véhicules existants sur le marché. Dans le cadre de mes échanges avec un responsable d’une grande enseigne d’une marque chinoise récemment installée au Maroc, représentée par un constructeur renommé, des préoccupations majeures ont été soulevées.

Selon leurs témoignages, l’approvisionnement en pièces de rechange est devenu un véritable défi. Ils font état de plus de six mois sans réception de conteneurs de pièces, et l’incertitude persistante quant à la disponibilité future de la marchandise les préoccupe grandement. Cette situation entrave sérieusement leurs opérations, affectant non seulement la disponibilité des pièces essentielles pour les réparations, mais également la satisfaction de leurs clients. Les délais prolongés dans l’obtention des pièces de rechange ont un impact direct sur la qualité des services proposés, générant des insatisfactions parmi les clients de cette enseigne, et cela souligne l’ampleur du problème à l’échelle locale.

Par ailleurs, les données statistiques récentes indiquent que les retards dans l’importation de voitures neuves s’étendent entre 6 et 12 mois, voire davantage, en particulier pour les véhicules chinois importés de Chine. Ces délais prolongés ont des conséquences financières notables, engendrant des coûts supplémentaires qui accentuent la pression financière sur les entreprises du secteur automobile.

Cette situation est exacerbée par les défis économiques préexistants, notamment une résurgence de l’inflation au Maroc, qui a atteint 3,4% au cours du dernier trimestre. En somme, les difficultés d’approvisionnement en matières premières et pièces de rechange, telles qu’exprimées par le responsable de la boutique de pièces de rechange, reflètent une réalité préoccupante pour le secteur automobile au Maroc. Ces défis mettent en lumière la nécessité d’une gestion proactive des chaînes d’approvisionnement et de mesures adéquates pour atténuer les répercussions sur l’industrie locale. Le secteur électronique, qui contribue également de manière significative à l’économie marocaine, subit des perturbations similaires.

Selon les chiffres récents, les retards dans l’approvisionnement de produits tels que les smartphones, les ordinateurs portables, ainsi que des biens de consommation courante comme les textiles, les jouets et les articles ménagers, ont des répercussions sur les coûts des entreprises, avec une hausse moyenne de 15% des coûts de production. Concernant les matières premières, les statistiques indiquent que des secteurs clés tels que l’industrie textile pourraient être affectés par des retards et des coûts supplémentaires, en particulier pour les tissus et les fibres synthétiques importés de Chine. Les chiffres révèlent également que les entreprises de construction pourraient faire face à des défis liés à des retards dans l’approvisionnement en acier et en matériaux de construction en provenance de Chine, entraînant une hausse de 20% des coûts de construction. Les implications sur le commerce mondial sont également palpables.

Selon les données du dernier trimestre, le contournement du canal de Suez, essentiel pour le commerce mondial, en raison des attaques, a entraîné des itinéraires maritimes plus longs, augmentant ainsi les coûts de transport de près de 25%.

De plus, la restriction du passage dans le canal de Panama en raison de niveaux d’eau bas dus à la sécheresse complique davantage la situation, avec une augmentation de 30% des coûts de passage. Les entreprises marocaines, fortement dépendantes des importations et des exportations, font face à des retards dans la réception de marchandises essentielles, affectant ainsi leurs opérations commerciales. Selon les chiffres du dernier mois, le Maroc enregistre une baisse de l’indice des valeurs unitaires à l’exportation de 7,9% en raison des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.

La crise dans la mer Rouge aggrave la situation déjà complexe liée aux embouteillages dans les ports et à l’invasion de la Russie en Ukraine. Les chiffres révèlent que le Maroc, tout comme d’autres nations, doit relever ces défis imprévus qui perturbent les chaînes d’approvisionnement mondiales. Alors que les perturbations persistent, il est essentiel pour le Maroc de surveiller de près la situation et de prendre des mesures adaptées pour atténuer l’impact sur son économie et ses entreprises. La résilience et la flexibilité deviennent des atouts précieux dans un contexte mondial de plus en plus complexe, soulignant l’importance de l’adaptabilité face à des événements géopolitiques imprévus.

En conclusion, la région du bassin de la mer Rouge, autrefois essentielle pour le commerce mondial, est actuellement confrontée à des défis majeurs en raison des tensions exacerbées dans le sud de la mer Rouge. Les attaques perpétrées par les groupes houthis au Yémen ont entraîné des perturbations significatives dans le transit maritime par le canal de Suez, affectant le commerce entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique du Nord. L’initiative américaine, l’opération «Gardien de la prospérité», démontre la nécessité d’une réponse coordonnée face à cette escalade.

Cependant, la résilience des houthis malgré les actions militaires et les sanctions internationales souligne la complexité de la situation. La récente désignation des Houthis comme organisation terroriste mondiale ajoute une dimension supplémentaire à ce conflit. Il est impératif que la communauté internationale s’engage dans des efforts diplomatiques et des médiations pour résoudre les conflits dans la région. Les enjeux économiques et géopolitiques exigent une coopération mondiale et une approche réfléchie pour garantir la sécurité et la prospérité dans cette artère vitale de l’économie mondiale. La stabilité des voies maritimes du bassin de la mer Rouge reste un enjeu crucial, et seule une solution diplomatique durable peut apporter une résolution à cette crise. Les acteurs internationaux doivent redoubler d’efforts pour trouver des solutions pacifiques et œuvrer ensemble à la préservation de la sécurité et de la prospérité dans cette région stratégique.


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