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Entreprises : la comptabilité est-elle un outil au service du capital ?

Par Allal Alain Difadi
Professeur associé Institut supérieur d’ingénierie et des affaires (ISGA), Campus Rabat

Un système d’information
La comptabilité est communément considérée comme un système d’information qui consiste à saisir, à classer et à traiter les informations économiques d’une entreprise pour donner une image fidèle de sa situation financière. Elle constitue donc une base de données précieuse pour l’analyse et l’interprétation de l’activité de l’entreprise afin de prendre des décisions rationnelles pour améliorer ses performances. On la compare souvent à un miroir de la vie économique qui traduit la réalité de l’entreprise en vue d’éclairer ses différents partenaires : associés, banquiers, fournisseurs, clients, État, personnel, associations…

Deux principaux types de comptabilité d’entreprise sont à distinguer :
– la comptabilité générale (ou financière) qui enregistre les flux financiers entre l’entreprise et ses partenaires dans le but de mesurer sa création de valeur : elle est basée sur le passé ;

– la comptabilité analytique (ou de gestion) qui permet aux dirigeants de mieux décider en leur fournissant des informations sur les coûts supportés ainsi que des indicateurs prévisionnels : elle exploite le passé pour prévoir l’avenir. Au début du siècle dernier, dans un ouvrage intitulé «Administration industrielle et générale» publié en 1916, l’ingénieur français Henri Fayol avait pour la première fois découpé l’activité d’une entreprise en six fonctions abstraites parmi lesquelles figurait la fonction comptable aux côtés de la fonction financière et des autres fonctions technique, commerciale, de sécurité et administrative. Fayol considérait la fonction comptable comme «l’organe de vision qui permet de savoir à tout instant où l’on est et où l’on va». Cette métaphore montrait l’importance de la comptabilité en tant que fonction à part entière, distincte de la fonction financière, et insistait sur son rôle principal qui consiste à éclairer la prise de décision au sein de l’entreprise. Trente ans plus tard, dans un ouvrage de comptabilité publié aux Éditions Dunod en 1947, l’expert-comptable français Pierre Garnier avait considéré la comptabilité comme «l’algèbre du droit» dans la mesure où elle est l’expression chiffrée de notions, principes et règles issus des législations civile, commerciale, fiscale et comptable. Ces règles ou normes ont pour but de fournir une représentation uniforme de la réalité économique de l’entreprise et de permettre une comparaison de l’information dans le temps et dans l’espace. La comptabilité apparaît alors comme un système normatif (basé sur des normes) dont la finalité est de protéger les différents utilisateurs de l’information financière produite par l’entreprise. La comptabilité, en tant que technique de traitement de l’information, se base sur des principes, des conventions et des procédures qui doivent être respectés et appliqués lors de l’enregistrement des opérations quotidiennes effectuées par l’entreprise dans des comptes précis, en respectant, notamment, la règle de la partie double, afin de produire des états financiers annuels indiquant le résultat net réalisé.

Un outil au service du capital
Cependant, après la Seconde guerre mondiale et surtout à partir des années 70, des théoriciens ont pris du recul par rapport à cette approche instrumentaliste selon laquelle la comptabilité n’est qu’une technique quantitative de calcul au service du bon fonctionnement de l’entreprise. Ce courant critique dénonce la comptabilité qui n’est plus perçue comme un instrument neutre et objectif utilisé pour donner une image fidèle de la réalité économique de l’entreprise mais comme un véritable outil au service des dirigeants de l’entreprise qui travaillent pour le compte des actionnaires, détenteurs du capital financier (théorie de l’agence). Un bon comptable serait alors un spécialiste du chiffre qui maîtriserait suffisamment les normes comptables pour présenter une situation de l’entreprise conforme aux attentes et aux intentions des dirigeants, face aux actionnaires.

Ces réflexions critiques se sont inspirées principalement des œuvres de philosophes, sociologues et historiens européens comme K. Marx, E. Kant, J.W.F. Hegel, M. Weber, l’école de Francfort, J. Habermas, M. Foucault et J. Derrida.

En effet, dès le XIXe siècle, le philosophe allemand Max Weber avait considéré la comptabilité comme le cœur de la rationalité économique capitaliste. De même, le philosophe allemand Karl Marx avait considéré la comptabilité comme un moyen central dans le développement et la reproduction des relations sociales liées au capitalisme.

Plus récemment, l’œuvre du philosophe français Michel Foucault a influencé plusieurs auteurs du courant critique en s’interrogeant sur les conditions de production d’un discours dominant censé dire la vérité sur le monde et imposer ses normes. Ainsi, il apparut évident que la comptabilité façonne l’économie et la société.

Les principaux pionniers de ce courant critique de la comptabilité sont les britanniques Anthony Hopwood, Gibson Burrell et Gareth Morgan (d’origine canadienne).

Pour Hopwood, la comptabilité n’est plus seulement un outil interne à l’entreprise mais c’est également un phénomène social qui est façonné par la société et qui la façonne. Burell et Morgan constatent que la majorité des études comptables est fonctionnaliste et accepte l’état actuel des choses. Ils suggèrent alors de mener des recherches comptables en utilisant d’autres paradigmes tels que le paradigme interprétatif, le paradigme structuraliste, le paradigme humaniste….

En s’inspirant de l’œuvre de Foucault, des théoriciens critiques affirment que la comptabilité ne doit plus être considérée comme un exercice purement technique ou le simple reflet de la réalité sociale des organisations mais que les conventions et les informations comptables façonnent la réalité économique et déterminent les actions et les décisions managériales.

Principales critiques
Sans entrer dans les problématiques de recherche, les principales critiques de la comptabilité peuvent être simplifiées dans les aspects présentés ci-après.

– La place accordée aux salariés de l’entreprise

Les salariés sont considérés comme des charges d’exploitation enregistrées en tant que rémunérations du personnel (appointements, salaires, primes, indemnités, commissions…) et charges sociales diverses (sécurité sociale, retraite, assurance, oeuvres sociales, indemnités de licenciement…). Les salariés sont alors perçus comme des coûts à réduire afin de permettre une meilleure compétitivité de l’entreprise face à ses concurrents, alors que ces salariés constituent un facteur fondamental dans la production de l’entreprise et dans sa propre contribution à la création de richesse au niveau national (valeur ajoutée pour l’entreprise et PIB pour la nation).

En outre, la comptabilité ne prend pas en considération la satisfaction et la motivation du personnel qui constituent des valeurs non quantifiables mais très importantes dans la réussite de toute entreprise grâce, notamment, à l’adhésion du personnel aux objectifs de l’entreprise.

– La place accordée aux prêteurs de l’entreprise

Les prêteurs, notamment les banquiers et les épargnants, sont considérés comme des charges financières enregistrées en tant qu’intérêts des emprunts et dettes. Ces prêteurs sont eux aussi perçus comme des charges financières à réduire afin d’augmenter la marge bénéficiaire de l’entreprise, alors que ces prêteurs jouent un rôle important en mettant à la disposition des entreprises l’épargne dégagée par les agents économiques excédentaires (principalement les ménages et les autres entreprises).

– La place accordée au développement durable
Les préoccupations écologiques sont absentes dans les écritures comptables : on ne peut alors mesurer l’impact de l’entreprise sur son environnement naturel (développement durable, lutte contre le réchauffement climatique, respect de la biodiversité, protection du monde animal…), et son engagement envers la société dans tout ce qui est responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), et notamment le respect des droits humains, le respect de l’égalité des sexes, le respect de l’égalité des chances…

– La place accordée à la citoyenneté

Les valeurs citoyennes, constituant le fondement d’une société démocratique, ne sont pas prises en considération dans le traitement de l’information comptable : la comptabilité reste alors un mode de calcul et une technique d’enregistrement d’informations financières propres à l’entreprise ignorant d’autres aspects liés à notre monde réel, à notre vie en société et à nos systèmes de valeur : le droit de vote, le droit de grève, le droit d’association, le droit à l’information, la liberté d’expression, le droit des femmes, le droit des enfants, le droit des minorités…

La comptabilité est donc beaucoup plus qu’une simple technique neutre : elle est en réalité la base, souvent implicite, d’une représentation économique de notre vie sociale centrée sur l’entreprise et sa performance financière.

La comptabilité serait alors une «paire de lunettes» qui détermine, à notre insu, notre façon de voir l’entreprise, l’activité économique, la performance, l’organisation sociale et le monde, de manière générale.

Ainsi, personne ne peut aujourd’hui contester que, dans sa forme actuelle, la comptabilité est au service des actionnaires et des dirigeants de l’entreprise. Elle ne tient compte ni de la nature, ni du capital humain, ni de la citoyenneté…
Notre monde d’aujourd’hui a besoin d’un autre modèle comptable…



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