Opinions

Prépondérance immobilière : lorsque l’habit ne fait pas le moine fiscal

Par Hassan El Ktini
Chercheur universitaire et docteur en droit privé

Le débat fiscal est toujours bienvenu, surtout lorsqu’il porte sur des questions techniques soulevées par des praticiens expérimentés. Lorsqu’un point de vue argumenté interroge l’articulation entre normes comptables et règles fiscales, cela contribue à faire vivre la culture juridique, à nourrir la réflexion collective et à interroger nos équilibres normatifs.

Récemment, une tribune publiée dans Les Inspirations ÉCO a relancé la discussion autour de la position de la Direction générale des impôts (DGI) concernant l’inclusion des stocks des promoteurs immobiliers dans le calcul de la prépondérance immobilière. Ce questionnement mérite toute l’attention. Il soulève une interrogation de fond : jusqu’où le droit fiscal peut-il – ou doit-il – s’aligner sur les règles comptables, au nom de l’objectif de convergence inscrit dans la loi-cadre n° 69-19 ? Soyons clairs sur ce point, pour que le débat puisse gagner ses lettres de noblesse.

Une clarification institutionnelle nécessaire
Avant d’entrer dans le cœur du sujet, posons un postulat fondamental. L’administration fiscale ne légifère pas. Elle n’invente ni la norme, ni sa finalité. Elle applique la loi, telle qu’elle est votée par le Parlement, dans le cadre de la politique fiscale définie par le gouvernement. La DGI n’est ni un acteur politique, ni une instance normative autonome. Elle est un outil technique de mise en œuvre, un bras opérationnel au service des pouvoirs publics.

Lorsqu’elle est conduite à interpréter une disposition, notamment en l’absence de précision explicite, elle le fait dans le respect de l’esprit du texte, de l’intention du législateur et des principes fondamentaux du droit fiscal. Confondre ce rôle avec une capacité à «créer» la norme, c’est méconnaître la chaîne institutionnelle de production du droit. C’est aussi prêter à l’administration une responsabilité qu’elle n’assume pas et qu’elle n’a jamais revendiquée.

Article 61 du CGI : une réforme au service de la réalité économique
L’article 61 du Code général des impôts (CGI) prévoit que la cession de titres de sociétés non cotées, dont l’actif est majoritairement constitué de biens immobiliers situés au Maroc, est assimilée à une cession d’immeuble. Il s’agit là d’un mécanisme de requalification fondé sur la réalité économique de l’opération, indépendamment de son habillage juridique.

Depuis la Loi de finances 2023, cette disposition a été renforcée dans une double perspective : d’une part, en abaissant le seuil de prépondérance immobilière de 75% à 50% ; d’autre part, en élargissant la base de calcul à l’ensemble de l’actif brut, au lieu du seul actif immobilisé.

Cette évolution, souvent interprétée sous l’angle de la convergence fiscalo-comptable, répond en réalité à une exigence plus large : préserver l’équité fiscale et couper les vannes de l’évitement juridique fondé sur l’artificialisation des structures.

Une position administrative conforme à l’esprit du texte
La DGI, dans sa doctrine et sa pratique de contrôle, adopte une lecture fidèle à cette finalité. Elle considère que l’existence d’une prépondérance immobilière, y compris lorsque les biens sont comptabilisés en stocks, justifie une requalification de l’opération.

Il serait en effet difficilement justifiable, au nom du seul principe de convergence comptable, qu’une cession d’immeuble opérée directement soit fiscalisée, tandis qu’une opération économiquement équivalente, mais habillée sous forme de cession de titres, en soit affranchie. Un tel écart heurterait le principe d’équité fiscale, garanti par la Constitution, et viderait de son sens l’exigence de justice qui fonde toute politique fiscale. La convergence ne saurait servir de paravent à des arbitrages contraires à la cohérence de l’impôt, ni justifier la tolérance de montages visant à contourner l’imposition.

Comme une hirondelle seule ne fait pas le printemps, la convergence comptable ne suffit pas, à elle seule, à fonder une politique fiscale équilibrée. Elle peut en être un appui ponctuel, mais elle ne saurait éclipser deux principes cardinaux du droit fiscal : le réalisme économique et l’autonomie de la norme fiscale. Ce sont eux qui permettent à la fiscalité de rester fidèle à sa finalité : appréhender la richesse là où elle se manifeste réellement, au-delà des apparences juridiques.

Deux principes fondamentaux : réalisme et autonomie
Le réalisme fiscal impose de faire primer la substance économique sur la forme. Dans le cas des SPI, peu importe que les biens immobiliers soient comptabilisés en stocks ou en immobilisations : ce sont des actifs immobiliers, porteurs de valeur, et souvent au cœur de l’opération.

L’autonomie de la norme fiscale, quant à elle, permet au droit fiscal de s’affranchir, lorsque l’intérêt général l’exige, des classifications comptables. Il ne s’agit pas d’ignorer la comptabilité, mais de refuser qu’elle devienne une barrière automatique à l’imposition. Dans le cas présent, exclure les stocks du calcul reviendrait à ouvrir une brèche, en autorisant des requalifications opportunistes d’immeubles en «marchandises», dans le seul but de bénéficier d’un traitement fiscal plus favorable.

La réalité des stocks immobiliers : entre droit et économie
Il serait inapproprié, à tous égards et au regard des principes directeurs du droit fiscal, de considérer que le stock, parce qu’il relève des actifs circulants, serait dépourvu de consistance immobilière. Dans le secteur immobilier, les stocks ne sont pas des marchandises comme les autres : ce sont des terrains, des logements, des immeubles en cours de construction ou invendus, en somme, la véritable assise économique de nombreuses sociétés.

Plusieurs jurisprudences étrangères, notamment en France et en Belgique, ainsi que les travaux de l’OCDE, reconnaissent la possibilité d’intégrer les immeubles inscrits en stocks dans l’appréciation de la prépondérance immobilière, dès lors qu’ils reflètent une réalité patrimoniale substantielle.

La DGI ne remet nullement en cause la validité comptable de ces enregistrements. Elle en respecte la logique. Mais, en tant que gardienne de l’équilibre fiscal, elle refuse que ces seules écritures suffisent à déterminer la matière imposable, surtout lorsque la substance économique commande une autre lecture.

La convergence : un objectif utile, mais non supérieur
La convergence entre fiscalité et comptabilité, consacrée par la loi-cadre n° 69-19, constitue un objectif utile et légitime. Elle vise à renforcer la cohérence des normes, à simplifier les obligations déclaratives et à améliorer la lisibilité du droit. Mais elle ne saurait être érigée en principe supérieur, ni interprétée comme une contrainte rigide.

Elle ne peut primer sur le principe d’équité fiscale, ni priver l’administration des moyens nécessaires à la lutte contre les pratiques d’évitement. Elle ne saurait, non plus, empêcher l’administration d’exercer pleinement son rôle dans la consolidation de la souveraineté fiscale, notamment en veillant à ce que l’impôt reflète la réalité économique des opérations, quelles que soient les apparences comptables Il revient donc à l’administration, et elle est pleinement dans son rôle institutionnel, de lire le texte à la lumière de sa finalité : appréhender la substance économique des opérations, et non se laisser guider uniquement par leur enveloppe juridique.

Car on ne badine pas avec la matière imposable nationale : elle constitue l’un des fondements de la souveraineté fiscale et un levier essentiel de justice sociale. La protéger, c’est préserver la capacité de l’État à financer ses missions, sans céder aux effets d’habillage ni aux logiques d’opportunité.

Une position cohérente et assumée
La position défendue par la DGI s’inscrit dans une logique de justice fiscale. Elle vise à éviter que des opérations immobilières, volontairement restructurées en cessions de titres, échappent à l’imposition. Elle ne rompt pas avec la réforme engagée : elle en incarne les garde-fous.

Ce n’est pas un refus de convergence. C’est, au contraire, l’expression d’une fidélité assumée aux principes qui donnent à l’impôt sa légitimité et son efficacité. Préserver l’égalité de traitement entre les contribuables, protéger l’assiette fiscale et ne pas céder aux artifices d’habillage juridique : telle est, aujourd’hui, la responsabilité d’une administration fiscale moderne, soucieuse à la fois de justice et de souveraineté.

Conclusion : Convergence n’est pas fatalité
La position de l’administration sur la prépondérance immobilière ne traduit ni un raidissement doctrinal, ni une rupture avec l’esprit de réforme. Elle témoigne d’une exigence : celle de faire cohabiter lisibilité des normes et effectivité de l’impôt. Réconcilier fiscalité et comptabilité est un objectif légitime. Mais cela ne doit nullement conduire à sacrifier ce qui fait la force du droit fiscal : sa capacité à saisir le réel, à s’adapter et à garantir l’égalité devant l’impôt. Le réalisme fiscal et l’autonomie normative ne sont pas des freins à la convergence. Ils en sont les garants.



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