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Management : l’éthique en entreprise, boussole ou paravent ?

Par Hiba Mabrouk
Professeure de Philosophie et Founder & CEO MindBridge, startup Edtech

Dans le hall vitré des grandes entreprises, il y a souvent une pancarte, brillant sous la lumière froide des néons. On y lit, en lettres grasses : «Notre charte éthique». On la croise en entrant, on la croise en sortant. Elle est là, comme une statue de marbre dans un musée : intouchable, immobile, inutile. Personne ne la lit. Pas même les dirigeants qui l’ont signée. On pourrait croire qu’elle a été conçue uniquement pour figurer sur la plaquette institutionnelle, juste à côté de la photo du PDG en costume sombre, bras croisés, sourire modeste mais conquérant.

Et pourtant, derrière ce mot usé, presque désincarné, il y a une question brûlante : comment agir de manière juste dans un monde où la performance et la rentabilité semblent régner en maîtres ? L’éthique en entreprise n’est pas un gadget de communication. Ce n’est pas une décoration qu’on accroche au mur du comité exécutif pour se donner bonne conscience. C’est une boussole, une vraie ! Celle qui évite aux paquebots de se briser contre les récifs.

Mais qu’est ce que l’éthique ?
Dans le langage courant, on confond l’éthique avec la morale. La morale dicte, l’éthique questionne. La morale dit : «Ne mens pas.» L’éthique demande : «Et si mentir sauve une vie, est-ce encore condamnable ?» La morale est héritée des religions, des traditions, des lois. L’éthique est ce regard critique posé sur les règles, ce pas de côté qui interroge leur bien-fondé.

Aristote parlait de l’éthique comme de l’art de bien vivre, d’un éthos (= caractère, habitude). Kant, lui, imaginait son impératif catégorique : «Agis seulement selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle.» Traduction maison pour le monde des affaires : ne fais pas à ton client, ni à ton salarié, ce que tu ne voudrais pas qu’on inflige à ton propre business.

Concrètement, l’éthique ressemble à ce GPS qui, quand la route est bloquée, recalcule l’itinéraire. La loi ne dit rien ? La règle interne est floue ? Le dilemme trop complexe ? Alors c’est l’éthique qui aide à trouver le cap. La loi n’interdit pas d’envoyer un mail à minuit à ses collaborateurs. Mais l’éthique s’interroge : est-ce respectueux de leur équilibre de vie ?

Quand fermer les yeux n’est plus possible
Il fut un temps où les entreprises pouvaient fermer les yeux. On savait que les usines asiatiques faisaient travailler des enfants, que les fleuves voisins d’une cimenterie devenaient noirs, que les données clients servaient à tout, sauf à protéger les clients. On s’accommodait. Les scandales mettaient des années à éclater, et les dirigeants avaient déjà pris leur retraite dorée quand les procès commençaient.

Aujourd’hui, tout va plus vite. L’aveuglement ne dure pas. Le tweet fuse, la vidéo tourne, le bad buzz explose. Et derrière lui s’ensuit le boycott, parfois le tribunal, toujours la méfiance. Dans ce nouveau monde, l’éthique est devenue une question de réputation. Sans elle, une marque se vide de sa substance. Elle perd ses clients, ses investisseurs, ses salariés. Beaucoup d’entreprises l’ont compris.

Alors, elles rédigent de jolies chartes. Elles les impriment sur papier glacé. Elles les affichent en XXL à l’entrée. Mais lorsqu’aucune pratique réelle ne suit, cela s’appelle autrement :
du «virtue signaling». Une manière élégante de dire : «Nous faisons semblant d’être vertueux.» Comme ces multinationales qui proclament «Nous respectons l’environnement» tout en sponsorisant des vols en jet privé pour leur conseil d’administration. Résultat : le cynisme gagne les salariés, les clients n’y croient plus, et la confiance s’évapore comme une illusion de communication.

Lorsque le dirham rencontre la conscience
Il faut le dire haut et fort : l’éthique n’est pas un frein. Elle ne ralentit pas la machine économique, elle la renforce. Plusieurs études montrent que les entreprises qui la prennent au sérieux sont plus solides, plus résilientes. Elles connaissent moins de scandales, bénéficient d’une meilleure image de marque, attirent plus facilement les talents. C’est comme la maintenance préventive : on se plaint toujours contre le coût de la révision, mais on est bien content de ne pas exploser sur l’autoroute.

L’éthique, ce n’est pas une théorie fumeuse. Elle se loge dans chaque décision du quotidien. Faut-il recruter avec l’aide d’une intelligence artificielle ? Oui, c’est rapide, efficace, rationnel. Mais si l’algorithme écarte systématiquement les femmes de plus de 45 ans, que fait-on ? Faut-il produire à bas coût en Asie, au prix d’une empreinte carbone massive, ou relocaliser, quitte à augmenter les prix de vente ? Peut-on encore parler de rentabilité ? Ces dilemmes ne sont pas abstraits.

Ils engagent l’avenir. Ils posent des questions : quelle responsabilité une entreprise a-t-elle vis-à-vis des générations futures ? Quelle est la limite entre une entreprise rentable et une entreprise qui vise la course à la rentabilité ? L’éthique, c’est aussi ce regard qui rappelle que le progrès n’est pas seulement une addition de profits, mais un équilibre fragile entre performance et dignité humaine.

L’éthique : un langage universel
Elle est aussi un outil de management. Pour les dirigeants, c’est la possibilité de donner du sens. Un manager éthique n’est pas un doux rêveur en peluche rose. C’est celui qui sait dire non à une pratique douteuse, celui qui place la dignité humaine au centre, même quand les actionnaires froncent les sourcils. Et les équipes, loin de le mépriser, le respectent davantage.

La confiance circule. L’autorité se renforce, non pas par la peur, mais par la crédibilité. Pour les salariés, l’éthique devient une arme douce. Elle leur donne le courage de lever la main et de dire : «Ce que vous demandez n’est pas juste.» On les regarde alors comme des gêneurs. Mais ces gêneurs-là, parfois, sauvent leur entreprise d’un scandale.

Ils évitent l’effondrement que personne n’avait vu venir. Pour les ressources humaines, enfin, l’éthique devient une valeur ajoutée. Dans la guerre des talents, les jeunes générations ne se contentent plus d’un salaire. Elles veulent du sens. Elles veulent de la cohérence entre le discours et les actes. Elles fuient les entreprises qui affichent des valeurs sans les pratiquer. Et quand elles partent, elles ne reviennent pas.

Un défi universel
Le défi, pour les entreprises, n’est donc pas de repeindre leurs rapports annuels en vert ni de remplir les murs de slogans bienveillants. Le défi est d’instaurer une véritable culture éthique, cohérente, transparente, courageuse. De passer du greenwashing au trust-building. C’est plus difficile. Cela prend du temps. Cela demande de la constance. Mais c’est le seul chemin possible. On croit souvent que l’éthique est un luxe réservé aux philosophes en toge, aux ONG, aux grands débats abstraits.

En réalité, c’est une nécessité stratégique pour les entreprises du XXIe siècle. Sans elle, la performance devient un feu de paille, un sprint qui s’épuise. Avec elle, l’entreprise peut durer, attirer, se transformer. L’éthique est ce qui distingue le progrès de la simple course à la performance.

Elle est ce qui permet à une organisation de dire : «Oui, nous faisons du business. Mais pas à n’importe quel prix.» Paul Ricœur, ce philosophe discret, l’avait formulé mieux que quiconque : «L’éthique vise la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes.» Voilà un beau programme. L’éthique devrait être une habitude, une respiration, un réflexe. Alors, seulement, elle cessera d’être un mot trop grand pour redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : la boussole.



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