Taxe sur les débits de boissons : une hausse fulgurante aux multiples facteurs
Les recettes de la taxe sur les débits de boissons ont bondi de 66,7% à fin juin 2024 par rapport à 2023, dopées par la hausse de la fiscalité et l’afflux touristique mais aussi par une évolution notable de la consommation des Marocains. Détails.
Certains distributeurs redoutaient que la hausse de la fiscalité sur les boissons alcoolisées n’étouffe la demande. Force est de constater que cet effet n’a pour l’instant pas eu lieu. Les recettes de la taxe de licence sur les débits de boissons connaissent une hausse spectaculaire au Maroc en 2024, avec une augmentation de 66,7% à fin juin par rapport à la même période en 2023. Un bond qui soulève plusieurs interrogations sur ses causes profondes et sa durabilité.
Tout d’abord, il est clair que la hausse de la fiscalité sur les boissons alcoolisées décidée dans la Loi de finances 2024 a joué un rôle moteur.
«L’augmentation des taxes intérieures de consommation sur les vins, bières et alcools, dits éthyliques, de l’ordre de 50 à 65% a mécaniquement dopé les recettes fiscales associées», analyse un distributeur de boissons alcoolisées.
En effet, les augmentations de la taxe intérieure de consommation (TIC) ont été très conséquentes : +76% pour les vins, passant de 850 à 1.500 DH/hl, +74% pour les bières, passant de 1.150 à 2.000 DH/hl, et +67% pour les alcools éthyliques purs, passant de 18.000 à 30.000 DH/hl. Ces hausses drastiques des taxes ont mécaniquement et mathématiquement dopé les rentrées fiscales associées à la vente de ces produits. Quand vous augmentez les taxes de 50 à 65% sur toute une gamme de produits, il est logique que les recettes fiscales grimpent dans les mêmes proportions, à volume constant.
Pourtant, de nombreux acteurs du secteur redoutaient initialement que ces fortes hausses n’entraînent un effet contraire en étouffant la demande.
«Nous avions très clairement exprimé nos vives inquiétudes auprès du gouvernement, craignant que les consommateurs ne se détournent des produits devenus trop chers, notamment les marques d’entrée de gamme», confirme un contact.
Mais force est de constater que ces effets d’érosion de la demande ne se sont pas produits jusqu’à présent. «Les hausses semblent avoir été absorbées par le marché sans faire fuir les consommateurs», admet le distributeur. Plusieurs facteurs semblent avoir permis d’amortir le choc fiscal.
Changement de comportement de consommation
S’il ne fait aucun doute que la fréquentation touristique record en 2023 et 2024 a contribué à la hausse fulgurante des recettes de la taxe sur les débits de boissons, les chiffres suggèrent qu’un autre phénomène de fond est également à l’œuvre : une évolution durable des comportements de consommation des Marocains eux-mêmes vers plus d’alcool.
Avec 14,5 millions de visiteurs en 2023 et une hausse de 14% sur le premier semestre 2024, l’afflux massif de touristes étrangers et de MRE a indéniablement dopé la consommation de boissons alcoolisées, très prisée par cette clientèle. Cependant, un autre indicateur clé montre que l’explication ne peut résider dans le seul tourisme. Alors que les recettes de la taxe sur les débits de boissons ont bondi de 66,7%, celles de la Taxe aérienne de solidarité touristique, pourtant directement liée aux arrivées de visiteurs, n’ont progressé que de 7,7%. Un tel écart entre ces deux indicateurs fiscaux suggère qu’un facteur complémentaire est à l’œuvre, au-delà du seul afflux touristique : celui d’un changement durable et profond dans les comportements de consommation des Marocains eux-mêmes.
En effet, la hausse régulière mois après mois des recettes depuis janvier 2024 démontre qu’il ne s’agit pas d’un simple effet conjoncturel. Les chiffres des recettes fiscales du compte «Autres impôts directs», composé essentiellement de la taxe sur les débits de boissons, viennent confirmer l’hypothèse d’une évolution profonde des comportements de consommation des Marocains en matière d’alcool. On constate en effet une hausse spectaculaire et continue, mois après mois, de ces recettes en 2024, bien supérieure à la croissance de la fréquentation touristique.
À fin juin, elles ont bondi de 66,7% par rapport à 2023, à 35 millions de dirhams. Un an auparavant, la progression n’était que de 33% sur un an. Mais c’est surtout le rythme mensuel qui interpelle. En mai, la hausse atteignait déjà 100% sur un an. En avril +125%, en mars +118%, en février +137% ! Des progressions à deux, voire trois chiffres chaque mois, qui ne peuvent s’expliquer par la seule affluence touristique.
Cette accélération régulière et rapide montre qu’un changement de tendance de fond s’est enclenché dans la consommation des Marocains. Un phénomène que le gouvernement n’avait pas anticipé, les prévisions de recettes pour 2024 n’étant que de 62 millions de dirhams, contre déjà 35 millions engrangés à mi-année. Une dynamique portée par l’essor rapide des classes moyennes urbaines, plus exposées aux modes de vie occidentaux, mais aussi par une banalisation sociétale de l’alcool, autrefois réservé à certains milieux.
Une tendance que les pouvoirs publics vont devoir prendre en compte pour adapter leur politique fiscale et de santé publique. Une hypothèse qui, si elle se confirmait, augurerait de perspectives de recettes fiscales durablement à la hausse pour le Trésor public dans les années à venir sur ce secteur. Mais qui soulève aussi des interrogations sur l’accompagnement sociétal d’une telle évolution des comportements.
Les distributeurs d’alcool craignent un tour de vis fiscal en 2025
Si la tendance d’une consommation accrue d’alcool par les Marocains se confirme dans les prochains mois, les perspectives de recettes fiscales seront durablement à la hausse pour les caisses de l’État. Cependant, cette perspective réjouissante pour le Trésor public inquiète les distributeurs de boissons alcoolisées eux-mêmes. «Nous redoutons que le gouvernement ne soit tenté d’augmenter encore les taxes l’année prochaine pour profiter de cette nouvelle manne fiscale», nous dit un distributeur basé à Casablanca.
Une inquiétude partagée par l’ensemble de la profession, qui voit d’un mauvais œil cet appétit fiscal grandissant de l’État sur un marché jusque-là relativement préservé.
«Nous comprenons la volonté de dégager des recettes supplémentaires, mais il ne faudrait pas tuer la poule aux œufs d’or non plus», prévient un opérateur.
Les distributeurs redoutent qu’une nouvelle salve de hausses de taxes en 2025 ne vienne cette fois-ci étouffer la demande et provoquer un effet d’érosion des volumes vendus.
«Il existe un seuil de tolérance fiscal au-delà duquel les consommateurs vont se détourner des produits devenus trop chers, notamment sur les gammes d’entrée», analyse un importateur de vins.
Au-delà des considérations économiques, c’est aussi la pérennité du marché légal qui est en jeu selon les professionnels.
«Si les prix deviennent trop prohibitifs, on favorisera inexorablement la contrebande et les circuits parallèles avec tous les risques sanitaires associés», alerte un patron de la filière brassicole.
Les récents cas d’intoxication suivi de mort d’homme au Maroc illustrent la complexité du sujet. Une mise en garde que le gouvernement devra prendre en compte afin de trouver le bon équilibre entre appétit fiscal et pérennité d’un secteur en plein essor.
Quand la politique fiscale se heurte aux bouleversements sociétaux
Au-delà du secteur des boissons alcoolisées, cette hausse spectaculaire des recettes fiscales illustre la complexité à anticiper les effets combinés des différents leviers économiques, fiscaux et sociologiques. Une leçon pour tous les acteurs économiques : une analyse fine et dynamique des comportements de consommation est désormais indispensable pour appréhender les évolutions des marchés.
«La décision du gouvernement d’augmenter la fiscalité a certes été payante à court terme. Mais si elle n’est pas couplée à une étude approfondie des changements sociétaux en cours, elle pourrait se révéler dommageable pour l’équilibre du secteur à moyen terme», conclut l’expert en fiscalité.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO