Opinions

Intelligence artificielle générative en éducation : l’urgence d’un pilotage éclairé

Par Soumia Chokri
Ph.D. in Computer science and artificial intelligence University Hassan II Casablanca-Morocco

L’essor spectaculaire de l’Intelligence artificielle générative (IAG) redessine les frontières de la créativité et de la transmission des savoirs. Capable de générer textes, images, sons ou codes à partir d’un simple jeu de données, l’IAG s’est immiscée dans nos pratiques quotidiennes avec une rapidité fulgurante, posant de nouveaux défis et ouvrant des perspectives inédites dans l’éducation.

Alors que certains perçoivent en elle un outil miracle, capable de personnaliser l’apprentissage à grande échelle, d’autres redoutent une dépendance technologique et une érosion de l’esprit critique.

Face à cette révolution en cours, une question urgente se pose : comment éviter de tomber dans les extrêmes d’une négation stérile ou d’une adoption aveugle ? L’enjeu n’est plus de savoir si cette transformation aura lieu, mais comment nous la pilotons pour qu’elle serve véritablement l’éducation.

Une technologie aux potentialités révolutionnaires
En dressant un panorama de ses potentialités, on découvre que l’IAG repose sur des architectures de type Transformer, entraînées sur des volumes de données colossaux. Des modèles tels que GPT pour le texte, DALL·E pour l’image ou AlphaCode pour le développement de programmes illustrent la puissance de cette technologie, qui imite avec une étonnante fidélité les productions humaines.

Cette capacité à apprendre les structures et les contextes permet à l’IAG de proposer des contenus sur mesure, tout en soulevant la question fondamentale de la frontière entre création algorithmique et création humaine.Sur le plan pédagogique, l’un des atouts majeurs de l’IAG est la personnalisation de l’apprentissage.

À l’instar d’un tuteur individuel, elle peut adapter le rythme, le niveau et le style des exercices aux besoins de chaque élève, comblant ainsi les lacunes spécifiques et stimulant la curiosité. Les enseignants, libérés des tâches répétitives de correction ou de préparation de supports, peuvent théoriquement consacrer leur énergie à l’accompagnement humain et à l’innovation didactique.

Des risques systémiques à ne pas sous-estimer
Pourtant, cette révolution ne va pas sans risques majeurs. L’un des plus préoccupants consiste en la possible érosion de la pensée critique : si l’IAG fournit des réponses instantanées, l’effort d’analyse et de réflexion peut être négligé, au risque de former des apprenants dépendants d’algorithmes. Par ailleurs, les biais introduits par les jeux de données d’entraînement peuvent se répercuter dans les contenus générés, exacerbant les stéréotypes socio-culturels et remettant en cause l’équité éducative.

Au-delà de ces questions techniques, l’IAG modifie en profondeur la sociologie des apprentissages. En réduisant potentiellement le temps de face-à-face entre pairs et enseignants, elle peut fragiliser les dynamiques de collaboration et la transmission informelle des savoirs. De plus, l’accès inégal aux outils numériques risque d’élargir la fracture entre établissements bien équipés et écoles sous-dotées, creusant de nouvelles inégalités.

L’urgence temporelle : une course contre la montre
L’une des dimensions les plus critiques de cette révolution réside dans son rythme effréné. Combien de temps faut-il pour former une génération d’enseignants à ces nouveaux outils versus la vitesse d’adoption spontanée par les élèves ? Cette asymétrie temporelle pose un défi majeur : les apprenants intègrent déjà massivement ces outils dans leurs pratiques personnelles, créant un décalage grandissant avec un système éducatif en retard d’adaptation.

Le coût d’opportunité de l’inaction devient chaque jour plus lourd. À chaque semestre d’hésitation, les établissements les plus réactifs creusent définitivement l’écart avec les autres, tandis que les élèves développent des usages non encadrés, potentiellement contre-productifs. Cette course contre la montre impose une mobilisation immédiate des acteurs éducatifs.

Repenser l’écosystème éducatif dans son ensemble
L’impact de l’IAG dépasse largement les murs de la classe. Elle transforme l’écosystème éducatif dans son ensemble : comment gérer les parents qui utilisent l’IA pour aider aux devoirs ? Quel devient l’impact sur l’orientation et la valeur des diplômes quand certaines compétences deviennent obsolètes ?
Comment repenser la progression curriculaire quand l’IA peut «sauter» des étapes d’apprentissage traditionnelles ? Ces transformations systémiques questionnent également notre rapport aux métiers de demain. Quelles compétences développer chez les élèves pour des métiers qui n’existent pas encore ? Comment les préparer à collaborer avec l’IA plutôt qu’à la subir ou la rejeter ? Ces questions imposent une refonte profonde de nos objectifs pédagogiques.

Nouveaux défis éthiques et épistémologiques
L’usage éducatif de l’IAG soulève des questionnements éthiques inédits. À partir de quel âge un élève peut-il consentir à l’usage d’IA dans ses apprentissages ?
Comment préserver l’effort et l’échec formateur dans un monde d’assistance automatisée ? Quel équilibre maintenir entre sécurisation des parcours et prise de risque créative ?
La justice éducative elle-même est interpellée : l’IA personnalisée risque-t-elle de créer des «bulles d’apprentissage» qui isolent les élèves ? Comment garantir que l’adaptation aux besoins individuels ne devienne pas une assignation à résidence cognitive ? Ces questions touchent au cœur de notre conception de l’égalité des chances.

Transformer l’évaluation pour l’ère de l’IA
L’évaluation nécessite une refonte complète. Les tests classiques, fondés sur la restitution de connaissances, perdent de leur sens face à des productions potentiellement générées automatiquement. Il devient indispensable de privilégier des approches formatives et des projets hybrides, où la mise en contexte, la démarche réflexive et la capacité à exploiter l’IA de manière éthique sont évaluées.

Cette transformation impose de nouveaux référentiels de compétences «augmentées» intégrant l’IA, ainsi que des méthodes d’évaluation capables de distinguer l’apport humain de l’assistance algorithmique, non pour les opposer mais pour les articuler de manière productive.
Stratégies d’action pour un pilotage éclairé

Pour que l’IAG devienne un levier et non un obstacle, plusieurs voies d’action se dessinent avec urgence.
Formation et littératie algorithmique : former les enseignants à la littératie algorithmique constitue un prérequis absolu. Ils doivent maîtriser non seulement l’usage, mais aussi la compréhension des limites et biais des modèles. Parallèlement, développer chez les élèves un esprit critique renforcé devient crucial : méthodologie de vérification des sources, analyse des erreurs potentielles et réflexion sur la création algorithmique.

Expérimentation encadrée : plutôt que d’attendre une hypothétique solution parfaite, créer dès maintenant des «zones d’expérimentation pédagogique» avec protocoles de recherche-action. Ces espaces permettront de tester, d’évaluer et d’ajuster les pratiques en temps réel, tout en documentant les effets observés.
Équilibre technologique : instaurer des «pauses technologiques» régulières pour maintenir les apprentissages fondamentaux. L’objectif n’est pas de rejeter l’IA, mais de préserver des espaces où la pensée autonome peut se développer sans assistance algorithmique.

Observatoire des usages : mettre en place des observatoires des usages émergents dans les établissements permettra d’anticiper les dérives et de capitaliser sur les innovations prometteuses. Ces dispositifs de veille doivent associer chercheurs, praticiens et décideurs.

Vers un cadre éthique et réglementaire
Un cadre éthique et réglementaire solide s’impose comme condition sine qua non. La protection des données des apprenants doit être garantie, tandis que des standards transparents doivent encadrer la responsabilité en cas d’erreurs ou de contenus inappropriés.

Des certifications d’usage éthique de l’IA pour les enseignants, couplées à des outils de diagnostic des biais dans les contenus générés, permettront de maintenir la qualité et l’équité éducatives. Cette régulation, concertée entre pouvoirs publics, institutions et acteurs technologiques, assurera une intégration raisonnée de l’IAG au service d’une éducation augmentée.

L’impératif d’action collective
L’Intelligence artificielle générative n’est pas une fin en soi, mais un outil de transformation pédagogique aux potentialités considérables. Face à cette révolution en cours, l’immobilisme n’est plus une option : il condamnerait le système éducatif à subir des transformations qu’il pourrait piloter. C’est en cultivant l’équilibre entre innovation technologique et valeurs humaines, entre expérimentation audacieuse et prudence éthique, que nous pourrons tirer pleinement parti de cette révolution.

L’urgence porte sur la construction collective d’un cadre d’action qui permette l’expérimentation responsable tout en préservant les fondamentaux de l’acte éducatif. L’enjeu dépasse la simple adaptation technologique : il s’agit de réinventer une éducation capable de former des citoyens critiques, créatifs et autonomes dans un monde où l’intelligence artificielle sera omniprésente. Cette mission exige de tous les acteurs éducatifs une mobilisation immédiate, concertée et déterminée. L’avenir de l’éducation se joue aujourd’hui.



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