Maroc

Organisation judiciaire : les avocats se mobilisent contre l’article 14

Écartelés entre le français et l’arabe classique, les hommes de droit marocains ne parviennent pas à se mettre d’accord sur une politique linguistique stable. Actuellement, la formulation de l’article 14 du projet de loi relatif à l’organisation judiciaire suscite une levée de boucliers et des remous chez les avocats. À la faveur d’un projet de loi en ce moment débattu à la commission Justice et législation de la première Chambre, un collectif d’avocats appelle à la vigilance des parlementaires de manière à ce que la traduction des pièces demeure une faculté et non une règle impérative.

Faut-il supprimer le français ? Défendre l’arabe classique ? Depuis des décennies, le Maroc ne parvient pas à se mettre d’accord sur une politique linguistique stable. Dans l’institution judiciaire, la formulation de l’article 14 du projet de loi relatif à l’organisation judiciaire suscite une levée de boucliers et des remous chez les avocats. Un collectif d’avocats s’est ainsi mobilisé pour lancer un appel pressant à la modification de sa formulation. «La traduction des pièces doit demeurer une faculté et non une règle impérative. Maintenue en l’état, cette disposition alourdira les délais et procédures judiciaires, produira des goulots d’étranglement en raison des capacités numériques actuelles de traduction (volumétrie de documents à traduire / délai requis) à l’échelle nationale», alerte ce collectif dans un communiqué.

En effet, en termes de capacité numérique, le Maroc compte 406 traducteurs assermentés seulement, selon la dernière liste des traducteurs assermentés auprès des Cour d’appel publiée au Bulletin officiel du 14 juin 2021 pour les 120 juridictions de fond que compte le royaume, outre la Cour de Cassation. Au titre de l’année 2020, le nombre de dossiers enregistrés auprès desdites juridictions de fond au Maroc (hormis la Cour de Cassation) a été de 2.782.048 affaires, selon le ministère de la Justice. Pour ces avocats, mécaniquement, les traducteurs assermentés, quelle que soit leur célérité, leur efficacité et leur mobilisation, ne pourront humainement jamais faire face dans des délais recevables et acceptables pour le justiciable à l’énorme flux qui serait généré par l’adoption de la loi en l’état, et notamment de son article 14.

Impacts sur l’afflux d’IDE
Le collectif d’avocats alerte, donc, sur les enjeux en termes d’afflux d’investissements directs étrangers (IDE). Une telle complication des procédures ne manquera pas de marquer le ralentissement des investissements étrangers, dont les documentations peuvent comprendre des milliers de pages et qui, de fait, seraient exposés à des délais probablement décomptés en années pour une procédure. «Il faudrait donc craindre une régression dans l’ouverture et la diversité qui caractérise notre pays et probable coup d’arrêt aux investissements étrangers face à une justice qui serait structurellement lourde, lente et coûteuse en temps et en argent», signalent ces juristes. Or, justement, l’efficacité et l’efficience de la justice font partie des premiers paramètres pris en compte pour les investissements directs étrangers.

Des surcoûts pour les citoyens
Qu’est-ce que la mouture actuelle va changer chez le citoyen lambda, si le projet de loi était adopté tel quel ? Les juristes membres du collectif expliquent que l’article 14 du projet de loi «imposera la traduction en arabe, par un traducteur assermenté, de toutes les pièces produites dans le cadre d’une procédure, à moins que la juridiction en décide autrement». Autrement dit, les documents produits dans une langue autre que l’arabe devront être traduits. Selon le collectif d’avocats, «cette disposition constituera un surcoût considérable pour les citoyens dans leurs procédures judiciaires et entravera l’accès des citoyens de conditions modestes à la justice du pays». Cette disposition condamnera également de manière certaine, l’égalité d’accès à la justice pour les Marocains en raison du surcoût systématique et préalable pour toute personne qui souhaiterait faire valoir ses droits et/ou se défendre. Ainsi, et à titre d’exemple, pour avoir accès à la justice dans le cas d’un litige avec son employeur, un citoyen salarié devra préalablement traduire son contrat de travail, ses bulletins de salaire et ses attestations de travail. Donc un citoyen en difficulté, bien que bénéficiant de l’aide juridictionnelle devra préalablement débourser une somme importante avant de prétendre faire valoir ses droits, quel que soit le type de litige ou de juridiction. Rappelons que le projet de texte a été débattu le mardi 6 juillet à la commission Justice et législation de la première Chambre. Alors qu’il «traînerait depuis que la Cour Constitutionnelle s’est prononcée sur son inconstitutionnalité en février 2019», les hommes de loi se disent intrigués qu’il soit soudainement devenu une urgence à la veille des élections dans l’optique d’être adopté avant la clôture de la session parlementaire prévue avant la fin du mois de juillet.

Remise en cause des acquis des justiciables
Pour le collectif d’avocats, en l’état, ce texte aura un impact néfaste et considérable sur les procédures judiciaires et condamnerait sûrement l’efficience de fonctionnement de nos juridictions. Il priverait le citoyen vulnérable d’un accès équitable et libre à la justice du pays. «L’adoption de cet article 14, tel que rédigé dans le projet de loi, remet en cause l’un des principaux acquis des justiciables depuis l’indépendance : le droit à la production, devant les juridictions, de documents rédigés dans une langue autre que la langue officielle du royaume». Même si, au Maroc, les jugements dans les tribunaux sont prononcés en arabe classique, au grand dam de ceux qui ne le parlent pas, les avocats s’interrogent sur la soudaine nécessité de traduire les documents en arabe. «Il est d’ailleurs pour le moins paradoxal que le bulletin officiel et les journaux d’annonces légales, les états de synthèse et de nombreux documents administratifs soient publiés et édités en langue française et que soudainement l’exigence de la traduction devienne une priorité absolue. Pourquoi former des magistrats en intégrant dans leur cursus l’enseignement des langues, si par ailleurs cet enseignement devient inutile dans leur pratique quotidienne ?»

Prolongement et alourdissement automatiques des délais et procédures judiciaires
Par définition, cette disposition alourdira automatiquement les délais de traitement des procédures car la décision d’acceptation de documents non traduits (ou de rejet de documents non traduits et donc d’exigence de documents traduits) ne pourrait intervenir qu’à un stade avancé de la procédure au moment de l’étude des pièces versées au dossier, ce qui implique un retour à la case départ avec d’office un allongement des délais. En effet, le tribunal saisi n’examinant pas les documents produits, en pratique, que lors de la mise en délibéré du dossier, le tribunal devra remettre le dossier au rôle pour inviter la partie à produire la traduction des documents, ce qui ne manquera pas de rallonger les délais de procédure. La partie adverse peut invoquer l’irrecevabilité de la demande de sorte que le dossier fera l’objet de plusieurs renvois successifs en attendant la production des traductions.

Zineb Laraqui.
Avocate au Barreau de Marrakech

À l’heure où le récent rapport de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) remet en question l’efficacité de la justice et l’incidence délétère sur les justiciables et le climat des affaires, il est à mon sens absolument contre-productif d’ajouter une contrainte supplémentaire aux justiciables. En effet, la traduction obligatoire et systématique des pièces à produire au tribunal, via un traducteur assermenté, va constituer un frein supplémentaire à une justice efficiente et de qualité. Outre le nombre insuffisant des traducteurs assermentés, la technicité des matières des affaires, les délais de traduction extrêmement longs, il faut savoir que les coûts de cette traduction sont élevés pour le justiciable et sont des frais irrépétibles qui ne sont pas considérés comme des dépens. Ils ne sont donc pas imputables à la partie qui succombe au litige. Plus grave encore, des procédures urgentes (comme des mesures conservatoires ou un référé) se verront privées de leur caractère essentiel à savoir la rapidité. Le recours aux traducteurs assermentés est déjà, aujourd’hui, une faculté octroyée aux magistrats qui peuvent l’ordonner à tout moment. Il est donc inutile d’alourdir la procédure judiciaire, déjà exsangue par un Code de procédure civile obsolète de cette obligation qui ne fera qu’éloigner encore plus la confiance déjà largement érodée.

Abdelatif Boulalf.
Docteur en droit, Avocat agréé près la Cour de Cassation

«La constitution n’interdit pas l’usage d’une langue étrangère»

L’article 14 du projet de la loi relative à l’organisation judiciaire remettra en cause les principaux acquis des justiciables : le droit à la production, devant les juridictions, de documents rédigés dans une langue autre que la langue officielle du Royaume. La jurisprudence a déjà statué sur cette question et a considéré que la nécessité de la production des documents en arabe concerne seulement les requêtes, mémoires, plaidoiries et jugements sans pièces ni documents, ce qui a été confirmé par la jurisprudence de la Cour de cassation qui, en vertu de son arrêt du 17 juin 1992, a considéré qu’il n’est pas nécessaire de recourir à un traducteur pour traduire en arabe un document rédigé dans une langue étrangère. Et que le document original rédigé en langue étrangère est à prendre en compte tant que le juge peut en déduire et comprendre son contenu, tant que le juge a la capacité de le comprendre sans l’aide d’un traducteur, et tant que l’arabe est la langue requise dans les actes de procédure et des mémoires, et non les documents ; La Cour a indiqué dans une autre décision qu’il n’y a pas d’objection à l’adoption d’un document rédigé dans une langue étrangère, tant que la constitution ne contient aucune disposition interdisant l’utilisation de cette langue. Certes la langue arabe est la langue officielle, mais la constitution n’interdit pas l’usage d’une langue étrangère si nécessaire. La même position a été adoptée par la Cour d’appel de commerce de Casablanca qui a confirmé que la langue arabe n’est requise que dans les mémoires. De plus, nous sommes en pleine mondialisation et ouverture sur le monde moderne. Le législateur se doit et s’oblige à venir en aide aux investisseurs étrangers qui ont décidé d’investir ici au Maroc afin de leur fournir un climat juridique et judiciaire qui les aide à mieux défendre leurs droits en présentant tous documents et preuves établies, même si c’est en langue étrangère. Donc, sur la base de la jurisprudence et également du fait de ce que les circonstances actuelles imposent au juge de s’ouvrir sur d’autres langues. Enfin, la loi doit s’adapter avec la jurisprudence et non se contredire avec des règles de la jurisprudence qui ont déjà tranché des questions portées devant la justice étatique.

Modeste Kouamé / Les Inspirations Éco


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