Musiques électroniques : Laurent Garnier à l’Oasis festival, pour danser sur tous les sons
Du 6 au 8 septembre, l’Oasis festival de Marrakech reviendra, avec un line-up exceptionnel, comme à son habitude. Sont annoncés à ce jour : Anïa, Anz, Capra, Haai, Hi Jane, Jungle (DJ set), Jyoty, Amine K, Kosh, Moon, Nooriyah, Sodfa, Sound Sisters, Tsha, Yaya, Yu Su…
Parmi eux, notons Anz, DJ et productrice basée à Manchester. Son enfance londonienne a été bercée d’afrobeat et de musique highlife ghanéenne. Son style, entre garage et jungle, en porte les influences. On ne présente plus Amine K, l’un des ambassadeurs de la musique électronique au Maroc. Il s’est produit à Montréal, Tokyo, Paris et Berlin, et a pris ses habitudes au Burning Man californien. Elle aussi DJ et productrice, Yu Su est née en Chine et vit à Vancouver, au Canada.
Son premier album, «Yellow River Blue», a été remarqué pour sa chaleur jazz-bient, synthpop et dub trempés dans une house très groovy. Mais en tête de liste vient Laurent Garnier. L’un des DJ emblématiques de la techno française et de la techno tout court, il avait déclaré l’an dernier de vouloir calmer son rythme d’apparitions sur les dancefloors : «Devenir un vieux juke-box poussiéreux n’a jamais été une option et, à l’approche de la soixantaine, le moment est venu pour moi de considérer différemment ma vie de DJ itinérant».
Cependant, le musicien a sorti un album en 2023, résumant ce qui pourrait être sinon son legs, peut-être ce qu’il retient d’une longue carrière qui est d’autant moins finie qu’il n’oublie pas le Maroc en 2024. «33 tours et puis s’en vont» s’ouvre sur un hommage aux expérimentations tous azimuts des années 1990. Comme Garnier le rappelait dans le documentaire «Off the record», qui lui est consacré, la jeunesse et les artistes de cette décennie n’ont jamais été les hédonistes inconscients que leurs détracteurs se plaisaient à peindre. Si l’on parle d’une génération dans son ensemble. Après tout, à cette époque, se sont aussi cristallisées les idées de l’altermondialisme (dont celle du développement Sud-Sud, qui semble aujourd’hui une évidence, mais ne l’était pas alors) et les théories décoloniales (l’historien indien Dipesh Chakrabarty s’apprêtait à lancer l’idée de «provincialiser l’Europe», en 2000). Or, les dancefloors globaux reflétaient cette effervescence, particulièrement les Anglais.
Si cette musique contestataire était sans paroles, c’était pour rompre avec un certain verbiage qui avait pu l’envahir. Trois décennies avaient largement prouvé que n’est pas Bob Dylan qui veut. Pour autant, le gouvernement britannique avait tout de même légiféré afin d’interdire les rassemblements au son de musique binaire – les raves parties. Ces années 90 ont offert ces images étonnantes de bobbies courant dans les campagnes verdoyantes du Sussex ou du Pays de Galles et de gendarmes dans les plaines de la Beauce. Ils y pourchassaient de jeunes gens qui chargeaient à la hâte leurs sound systems à l’arrière des camions. Le trip-hop, sur un rythme ternaire, a d’ailleurs pris de l’ampleur grâce à la répression légale du binaire. Tandis que l’Allemagne, elle, se réunifiait au son de la Love Parade. Le jeune Laurent Garnier était à Londres à la naissance de ce moment-là, vers la fin des années 80.
À 18 ans, après une école hôtelière, il était devenu serveur — à l’ambassade de France — le jour, et sortait dans les clubs le soir. La nuit fut finalement le lieu de sa carrière. Son collègue Dave Haslam, DJ du club Hacienda de ses débuts, se souvient que la Première ministre Margaret Thatcher imposait l’idée que chaque individu ne dépendrait que de lui seul, et non pas de la société.
Or, soudain, l’acid house, par son épuration extrême, rassemblait les foules dans un sentiment de collectivité festive. Cette musique créait du commun. Le succès de masse commence là. Garnier voudrait ne pas oublier cette contestation. L’on comprend que le DJ refuse d’être présenté comme un porte-drapeau de la «French Touch», appellation qu’il récuse. Au mitan de la décennie 90, il était enfin acquis que de «vrais» musiciens manipulaient platines, synthétiseurs et logiciels dédiés. Jeff Mills, à Détroit, expliquait qu’avant même Kraftwerk et l’afrofuturisme d’un Herbie Hancock, tous deux aux racines de la techno, le compositeur électroacoustique Karlheinz Stockhausen avait rêvé de révolutionner les pavillons des mélomanes. Mills estimait que la techno avait réussi cette révolution auditive en moins de 10 ans.
John Cage, qui dans les années 60-70 expliquait que tout son est musique (ce qu’il n’inventait certes pas, des citations de Rûmî en attestent depuis longtemps…), était aussi dans l’air du temps. Et c’est, non sans un peu d’ironie, le thème que développe le long sample du premier morceau de l’album de Garnier, «Tales from The Real World», avec lequel il se remémore la démarche. Bien sûr, depuis le rythm’n’blues, les musiques populaires sont toujours prises dans la double contrainte d’être à la fois des «musiques à danser», pour avoir du succès, et des musiques savantes, pour être prises au sérieux. Mais lorsqu’il devient trop savant, un genre perd en popularité ce qu’il gagne à entrer au musée. Ce sera peut-être le sort de l’électro, après le jazz – qui résiste à son institutionnalisation par l’électronique, précisément – et le rock’n’roll – dont le son brut de décoffrage semble faire un certain retour, cela dit.
De fait, une musique qui ne fait plus que se citer elle-même est rarement populaire. Il faut, le plus souvent, une nouveauté formelle, une jubilation de l’exploration, un moment de perplexité pour que le mélomane et le danseur puissent s’y livrer sans arrière-pensée. La caricature extrême de cela se trouvait chez Malcom McLaren, lorsqu’il produisait les Sex Pistols en 1977 en leur demandant de cacher leur culture musicale au public, de prétendre ne pas savoir jouer de leurs instruments. On le sait, le punk a fort bien marché. Garnier s’efforce de tenir la ligne de crête, balançant, avec maturité, entre gravité et légèreté. Il y a le plus souvent une pointe d’optimisme dans son dernier album. Il revendique le genre de la dance. Mais il sait remixer l’icône underground des années 1970 et 80, Alan Vega (1938-2016).
Pour les non connaisseurs, Alan Vega, à la première écoute, pouvait sonner comme ce qu’aurait enregistré Elvis Presley à la fin de sa vie, enfermé à Graceland, dans ses moments de grande dépression. La part d’ombre – conséquente – du rock’n’roll, en somme. «Saturn Drive Triplex», reprend Garnier, qui connaît ses classiques. On pourrait sans aucun doute donc dire encore beaucoup de choses sur l’esthétique électronique, qui s’est forgée dans le ghetto des ouvriers noirs de Détroit. Mais, comme voudrait l’indiquer cet article, le mieux sera toujours d’aller danser à l’Oasis festival.
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO