Culture

Cinéma : “Eddington”, une Amérique à la dérive dans le huis clos d’une petite ville

Le réalisateur Ari Aster, nouvelle sensation du cinéma indépendant, s’écarte des codes du film de genre pour brosser une fresque sociale, qui reste fidèle à l’épouvante des films d’horreur qu’il tournait jusqu’ici. Avec Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone et Austin Butler à l’affiche, le jeu des acteurs est un régal.

Avec ce quatrième long-métrage, Ari Aster confirme sa position de poulain du peloton de tête des productions A24, reconnues pour leurs qualités et ambitions cinématographiques. Aster avait habitué le public à des mises en scène gores de mécanismes psychiques qui occupent une grande place dans son imaginaire. Il propose aujourd’hui un thriller psychologique.

Au pays des «valeurs familiales», il porte un regard acerbe sur la famille. S’il s’agit d’un contrepoint, cela peut être nécessaire. Vivre en famille peut nécessiter de savoir s’en protéger, pour certains aspects, et quelques bonnes satires ou mélodrames peuvent être d’un grand secours.

Dans une interview souvent citée, à «Trois couleurs» en 2023 pour un précédent film, Aster avait déclaré qu’il a «toujours vu la famille comme cette espèce de trou noir dont on ne peut s’échapper et qui nous consume». Un fatalisme de l’ADN qui lui fait douter de la liberté même de ses personnages.

Un western au temps du Covid
L’on peut reconnaître au cinéaste un vrai talent pour l’horreur : replonger les spectateurs dans les premiers mois de la pandémie de Covid est littéralement ramener à la surface le traumatisme que la planète entière tente d’oublier. Eddington est le nom d’une petite ville, dont la caméra ne sortira presque jamais.

De l’extérieur, que ce soit par les policiers du comté voisin ou l’enquêteur de la réserve indienne jouxtant une scène de crime, ne viennent que des rappels à la rationalité. Mais le personnage principal, Joe Cross, interprété par Joaquin Phoenix, est un vieux shérif qui semble ne plus vouloir s’en laisser conter. Une référence évidente est évidemment celle de «No Country for Old Men» (2007) des frères Cohen. Aster, toutefois, ne trouve jamais leur grâce dans le jeu des caricatures — la tendresse des deux frères pour leurs personnages est absente de la charge menée par Aster.

«No Country for Old Men» se terminait sur un Tommy Lee Jones dépassé par la nouvelle époque, et choisissant sagement de se mettre en retrait. Joaquin Phoenix, en Joe Cross donc, fait l’inverse. Le shérif n’est pas sage, chez Aster. Il n’est pas fondamentalement un mauvais bougre, à priori, mais il est complètement dépassé et en souffre.

Duel entre Joaquin Phoenix et Pedro Pascal
Asthmatique, Joe Cross refuse de porter un masque (qui était obligatoire dans l’État du Nouveau-Mexique). Le maire, joué par l’impeccable Pedro Pascal, tente de temporiser, de se montrer compréhensif, mais ferme. Joe Cross décide alors de se présenter aux municipales.

Toutefois, le shérif est aussi clairement mû par de vieux souvenirs, de vieux non-dits. Pour ne rien arranger, son épouse — une Emma Stone aussi parfaite que honteusement sous-exploitée par le scénario — et sa mère, donc la belle-mère du shérif, sont vissées aux sites complotistes, qui sévissent alors tous azimuts. Une des qualités de ce film est de nous rappeler que, depuis, en effet, les réseaux sociaux ne nous ont plus quittés.

L’envahissement de nos vies par le logiciel Zoom™ est ironiquement rappelé par une tirade rance de la belle-mère. Dès les obsessions paranoïaques portées à l’écran, la distance d’avec 2025 est effacée. Seuls les fragiles masques de chirurgien situent l’action sous le premier mandat de Donald Trump. Pour le reste, Ari Aster décrit une société déchirée par des «guerres culturelles» sans fin, enfermant chacun dans sa propre bulle, rendant toute communication impossible. Celle d’aujourd’hui.

Inégal avec de (très) bons moments
La première partie du film est trop longue. Le réalisateur trouve le moyen de s’y répéter lourdement, ce qui gâche les second et troisième actes, eux très réussis, malgré quelques ellipses qui n’aident pas au suivi de l’action. Au jeu de massacre satirique qui se doit de taper sur les deux bords politiques, sa caricature des antiracistes de la 25e heure, issus de la génération Z, aurait pu être mordante si elle avait été brève. («Du latté à la barricade, puis retour au latté», ironisaient à ce sujet les militants plus aguerris, au moment des émeutes.) Mais l’attaque est pesante de réitérations.

Ari Aster a peut-être une dent contre le mouvement Black Lives Matter, même si le second acte, précisément, montre racisme et «privilège blanc» en acte et effroyablement impitoyables. Le shérif, entretemps, s’est enfoncé dans le terrier du Lapin blanc (le célèbre «rabbit hole»). Pas tant par conviction, que pour tenter de renouer le contact avec son épouse. Par faiblesse. Joaquin Phoenix excelle toujours dans le rôle du faible qui se cache sous la violence. La pioche sera mauvaise, très mauvaise. Austin Butler développe autant de charisme, dérangeant, en escroc du web, qu’il a en avait mis dans son rôle d’Elvis Presley. Là encore, son talent est sous-utilisé, alors qu’il crève l’écran dès qu’il y apparaît.

Enfin, trait de l’œuvre peu relevé, au moment où tout le monde se met soudain à parler de pédophilie, en veux-tu, en voilà, personne n’écoute le seul personnage qui paraît avoir la conscience rongée par la connaissance d’un véritable cas. Ainsi, il y a beaucoup d’idées et de moments intéressants, incontestablement.

Seulement, nombre de ces idées auraient mérité un traitement moins éliptique. Ce long-métrage pèche en ceci : il veut brasser plus large que son objectif (ce n’est pas un film choral à la Robert Altman) et démarre bien trop lentement, même pour un film sur le sud des États-Unis. Cependant, la petite ville d’«Eddington» campe une image assez saisissante de l’Amérique du XXIe siècle, dont le rêve semble s’enfoncer inexorablement dans un long cauchemar, entrainant le monde avec elle. Fidèle aux classiques de la pensée analytique, Ari Aster règle des comptes avec, sinon sa mère, du moins la belle-mère du shérif.

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO



Impôts : les caisses du Trésor sont pleines !


Recevez les actualités économiques récentes sur votre WhatsApp Suivez les dernières actualités de LESECO.ma sur Google Actualités

Rejoignez LesEco.ma et recevez nos newsletters




Bouton retour en haut de la page