Culture

Littérature : les leçons des autres Américains de Laila Lalami

Dans son quatrième ouvrage, l’autrice maroco-américaine livre un texte aux thèmes aussi multiples que ses voix. Roman d’apprentissage autant que fresque sociale, par la différence des expériences relatées, il offre quelques pistes de réconciliation dans une société fracturée.

Laila Lalami enseigne à l’université de Californie. Elle a reçu le prestigieux American Book Award pour l’un de ses précédents livres. Avec «Les Autres Américains» (éd. Le Fennec, 2020), elle a publié un roman à voix multiples, choral. Tour à tour, chaque personnage prend la parole, livre ses pensées. Nora, la voix centrale, sa sœur, sa mère, la policière noire qui mène l’enquête, Jeremy, un ancien camarade de classe secrètement amoureux de Nora, ainsi que le témoin mexicain sans papiers… Driss, le père de Nora, meurt renversé par une voiture. Il s’agit, d’abord, du récit d’un deuil soudain.

Enquête dans la Californie rurale
L’autrice livre un instantané de la société américaine, de la place accordée à ses immigrants, elle qui s’est fondée sur la migration. Ainsi, le 11 septembre 2001, le petit restaurant de Driss avait pris feu. «C’est un jeune pompier de San Bernadino qui a découvert la cause de l’incendie : une brique enveloppée dans un chiffon imbibé d’accélérateur. “Artisanal, a déclaré le pompier.— Je sais”, a répondu mon père. Il a expliqué qu’il avait déjà vu ce genre de projectile au cours des manifestations de Casablanca en 1981. Il a secoué la tête sans y croire.

Je pense qu’il comprenait alors qu’il avait parcouru presque dix mille kilomètres afin d’être plus en sécurité et qu’il ne l’était pas du tout. Quand on est rentrés à la maison, ma mère se trouvait là où on l’avait laissée à six heures du matin, assise sur le canapé, un pied replié sous elle, en train de regarder CNN sur l’écran où les images des tours en flammes à New York passaient toujours en boucle.» Ce souvenir rend Nora suspicieuse : et si l’accident était un meurtre ? Voire un acte raciste ? Les policiers semblent douter de cette thèse, à laquelle Nora ne peut s’empêcher de s’accrocher.

Dans une écriture simple, attachée aux détails du quotidien — et soigneusement traduite par Aurélie Tronchet —, le récit par les différents personnages fait apparaître les vieilles et jeunes blessures d’une petite ville californienne. Situer le roman dans le désert du Mojave, confiait Laila Lalami, était un moyen de parler des immigrants aux États-Unis qui s’installent dans les régions rurales, loin des grandes métropoles, où on les imagine le plus souvent. Pour l’autrice, c’était aussi un moyen de parler d’un lieu où elle a fait de la randonnée avec son mari. Ce fut pour elle l’occasion de découvrir le désert, après avoir souvent dû expliquer à ses nouveaux compatriotes qu’elle n’en avait jamais connu petite fille au Maroc, étant elle-même de Rabat.

Les longs destins de la migration
Chacun des personnages est développé avec ses différentes contradictions, ses tensions avec son entourage. Efraín, ouvrier sans papiers, ne veut pas risquer de signaler aux autorités pour raconter ce qu’il a vu. Son épouse l’oblige à lire l’appel à témoin dans la presse : «“Il avait 61 ans. Et il était père et grand-père.” Elle a juste dit ça pour que je regarde le journal et j’ai fini par chausser mes lunettes. Sur la photo, un vieil homme au large front et aux cheveux blancs bouclés, installé dans un fauteuil, souriait à quelqu’un situé en dehors du cadre.

Sur ses genoux était posée une assiette en carton contenant une serviette chiffonnée et un morceau à demi mangé de gâteau au chocolat. C’était le genre de photos qu’on prenait à Noël ou aux anniversaires, quand la maison est remplie d’amis et de membres de la famille et que tout le monde danse et passe un bon moment. La légende indiquait Driss Guerraoui. Je me rappelle avoir pensé, Quel nom étrange. “Il vient d’où ?” j’ai demandé. […] Il ne pouvait pas être américain, ça, j’en étais sûr. Ce devait être un immigré, comme moi. Et Guerraoui sonnait un peu comme Guerrero, mais ce n’était pas un nom espagnol.» Salma, la sœur ainée au parcours modèle que Nora trouve froide et distante, ne révèle ses failles qu’à mi-course du roman : «Après la fac, tu vas à l’école de dentiste de Loma Linda. Là, tu rencontres un homme aux yeux clairs, qui n’est jamais en retard, jamais malade, jamais grossier. Quand il parle arabe, c’est comme de la musique qui se déverse de ses lèvres. On dirait que les mots comme zaitoun, sokkar et habibet-el-omr sont accompagnés par un luth à treize cordes. Tu l’épouses, vous ouvrez un cabinet ensemble, vos parents sont fiers. “Pourquoi ne peux-tu pas être plus comme Salma ?” ,dit ta mère à ta sœur et, chaque fois qu’elle dit ça, tu es parcourue d’un frisson particulier.

Jour après jour, tu examines des bouches ouvertes, tu respires des haleines rances, tu grattes de la pourriture coincée dans des cavités. Tu passes de plus en plus d’après-midi à te disputer avec les compagnies d’assurances au sujet de la facturation et des paiements. Tout cela te donne la migraine. Tu prends de la Vicodine. Tu n’es plus une otarie dressée. Maintenant tu es un oiseau. Tu flottes, tu es libre. Quand ton mari se plaint que les échantillons d’antalgique disparaissent vite, tu dis que ce n’est pas de ta faute si tu as eu trois dévitalisations en une semaine. Tu n’as pas encore commencé à commander des boîtes supplémentaires de diazépam et il ne se méfie pas encore.»

Comment s’aimer après la guerre ?
Le personnage de Jeremy, vétéran de la guerre d’Irak, doit se battre avec ses souvenirs, tout en s’occupant d’un ancien compagnon d’armes qui a beaucoup plus de mal que lui à se réinsérer dans la vie civile. Lorsque Nora s’approche de lui, le soldat devenu policier s’inquiète de voir son rêve d’adolescent à portée.

«Je savais que ce moment viendrait. Je savais qu’elle me poserait des questions sur la guerre ; toutes les femmes avec qui j’avais été l’avaient fait. Je leur livrais les grandes lignes du temps que j’avais passé en Irak, et elles écarquillaient les yeux d’horreur, elles voulaient m’embrasser pour que je me sente mieux. Ce n’était pas compliqué, ça marchait à tous les coups. Il y avait pourtant quelque chose de faux dans tout ça. Même quand je parvenais à m’accrocher à une femme pendant plus de deux mois, ce qui, dans son regard, disait que j’étais un héros finissait par s’éloigner. Mais Nora ne me regardait pas avec ce type d’émerveillement. Bien avant que je parte faire la guerre, la guerre était venue à elle — une brique lancée dans la vitrine de son père».

Nora aimerait tourner la page, se consacrer à la composition musicale. Mais la quête de la vérité autant que la mémoire de son père la retiennent. «La veille, Jeremy et moi avions veillé tard pour discuter, et je n’avais pas assez dormi. Je ne savais pas pourquoi je passais autant de temps avec lui. Ce n’était pas le gamin gentil que j’avais connu au lycée ; il avait combattu dans une guerre brutale, une guerre que je haïssais. Entendre les choses terribles qu’il avait vues ou faites en Irak m’impliquait d’une certaine manière, et je ne l’avais saisi que trop tard. Je ne savais pas comment m’orienter pour retrouver mon état d’ignorance. Je n’avais aucune carte à laquelle me fier.» «Les Autres Américains» est sans doute un roman de la guérison, «healing», dit-on en américain, et Laila Lalami sait en suggérer de très réalistes, sans fleurs bleues. Elle nécessite, semble-t-il, l’acceptation de soi, condition première pour accepter les autres. Cela passe par la façon de décrire le monde qui nous entoure. Et c’est l’un des pouvoirs que l’autrice prête à l’écriture.

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO


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