L’interview confinée de… Souad Jamai
Avec «Un toubib dans la ville» et «Des ailes de papier», la plus scientifique et néanmoins onirique des écrivaines marocaines se prête au jeu du confinement littéraire en dévoilant sa bibliothèque. Celle qui sait porter un regard bienveillant sur la société marocaine évoque 20 romans qui l’ont inspirée d’une façon ou d’une autre. À livre ouvert avec la cardiologue et écrivaine, Souad Jamai…
Un livre insolite ?
«Kafka sur le rivage», de Haruki Murakami. Une rencontre entre un adolescent qui trouve refuge dans un bibliothèque et un étrange vieillard qui sait parler aux chats, des événements bizarres…Murakami a une manière singulière de raconter des histoires qui intriguent et désorientent mais on le suit à travers tous les chemins absurdes et on finit par croire et adhérer complètement, c’est là son étonnant pouvoir. II ne faut pas chercher à comprendre mais juste accepter de voyager sur les routes énigmatiques tracées par l’auteur. Le titre inspire dès le départ quelque chose d’insolite. Un livre qui m’a sorti de mon confort de lecture, les métaphores sont une manière de franchir la limite séparant le territoire du rêve et celui du réel. Une fois entrée dans son univers, j’ai lu d’une traite tous ses autres romans.
Le livre qui a changé votre vision de la vie ?
«L’insoutenable légèreté de l’être» de Milan Kundera. La question que tout le monde se pose à un moment donné de sa vie : comment donner un sens à son existence ? On y découvre la vie artistique et intellectuelle de la société tchèque, au moment du printemps de Prague. Si l’on pouvait schématiser en prenant des raccourcis, certains personnages représentent le monde nouveau, la légèreté et la liberté face au monde ancien incarné par d’autres plus pesants, figés par les conventions. La vie est un paradoxe insolvable, une série de répétitions et de cycles mais que l’on peut briser à tout moment pour s’en libérer. C’est un livre que l’on comprend différemment selon l’âge, la période, les états d’âme, il nous apprend à avoir une certaine légèreté face à l’incohérence de l’autre et surtout face à la nôtre. Le hasard a voulu que je le relise la veille d’un voyage à Prague, on découvre une ville de façon bien plus intime lorsque l’on s’y est déjà promené à travers les mots…
Le livre qui a fait de vous l’écrivaine que vous êtes ?
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours écrit des poèmes et des petites scènes de théâtres calquées sur les événements du moment. Mon amour de la comédie vient de Molière avec Sganarelle dans «Le médecin malgré lui» est un personnage ridicule, burlesque, lâche, une sorte d’anti-héros créé pour nous faire réfléchir…Quelques années après avoir ouvert mon cabinet, j’ai commencé à récolter de nombreuses anecdotes glanées dans mon univers médical, surtout celles qui révèlent les anomalies de notre société, sans vraiment savoir ce que j’allais en faire. Puis il y a eu la rencontre avec le roman de Mohamed Nedali, «Grâce à Jean de La Fontaine», qui m’a fait découvrir avec humour et cynisme l’univers d’un jeune enseignant marocain. C’est après l’avoir lu que j’ai décidé d’écrire mon premier roman, «Un toubib dans la ville» qui raconte les expériences burlesques d’un jeune médecin fraîchement diplômé d’une université française, découvrant son pays et sa culture à travers les patients et la salle d’attente de son cabinet. Un an après sa parution, je l’ai adapté au théâtre en mettant en scène Le K Barré où tous les comédiens sont médecins. On revient toujours, forcément, à ses premiers amours, il suffit de se laisser guider par ses convictions et ses passions.
Le livre qui vous a donné envie de lire ?
Jusqu’à 14 ans, toute la bibliothèque verte et toutes les bandes dessinées qui inspiraient mes nombreuses mini-créations théâtrales de l’époque. Puis il y eut un énorme gap, sans littérature, durant mes années d’études de médecine. Et un jour, est apparu un irrésistible besoin de rattraper le retard et de combler les lacunes culturelles. La première véritable reprise de l’envie de lire a été déclenchée par la relecture de «Bel Ami» de Guy de Maupassant. Ce livre offert par un grand ami a modifié mes références littéraires et a véritablement décalé mes exigences. La farce sociale, son réalisme dépeint avec cynisme la description de cette ascension sociale à tout prix, en fait une œuvre majeure, universelle et intemporelle, qui, lors de ma première lecture, vers l’âge de 16 ans, n’a laissé aucune empreinte…Les lectures imposées durant le cursus scolaire n’impactent pas comme elles le devraient, elles ne le font que lorsqu’à l’âge adulte des questionnements particuliers nous guident vers des besoins pressants. Il n’est donc jamais trop tard pour combler ses lacunes et assouvir sa soif !
Le livre qui vous fait rire ?
«Amour, Prozac et autres curiosités», de Lucia Etxebarria, un roman déjanté, écrit par une journaliste et romancière basque, mettant en scène trois femmes aux antipodes l’une de l’autre ayant pour seul point commun l’addiction à toutes les formes de paradis artificiel. L’écriture est vive, mordante, l’humour caustique et vitriolé. Cette romancière, à l’humour décapant, a reçu le prix Planeta (équivalent du Goncourt), elle se rapproche des films de Pedro Almodovar par sa manière libre et exubérante de mettre en avant les femmes de la société moderne.
Le livre qui vous émeut ?
Sur les pas de «Rumi» de Nahal Tajadod. Nahal Tajadod, intellectuelle iranienne, a choisi trente-sept récits qu’elle a revisités et emplis d’allégories. Les contes énigmatiques nous forcent à chercher notre propre signification. Je n’ai que de rares lectures mystiques mais celle-ci a su m’émouvoir sans que je n’en comprenne la raison. L’œuvre lyrique de «Rumi», même écrite autrement nous impose la nécessité de l’absurde et les messages philosophiques sont là pour créer ce liant nécessaire entre nous et l’univers. Les personnages ayant un rapport avec les livres, comme ici le relieur de Neyshabour ou les personnages de libraires dans d’autres romans, (exemple : «L’amour commence à la lettre A», de Paola Calvetti), ces messagers transmettant quelque chose qui est à la fois indispensable, visible pour certains et crypté pour d’autres, ce sont des magiciens qui lèguent des mots à ceux qui veulent bien servir de relais. C’est cette mission de passeur, subtile, mystérieuse, nécessaire qui me touche et m’émeut plus que le message en lui-même.
Le livre que vous avez aimé détester ?
«Vipère au poing» d’Hervé Bazin. Un combat livré par un enfant contre une mère odieuse, une autobiographie courageuse mais nécessaire. J’ai eu du mal à le lire tant il était pesant presqu’intolérable. Disons que je n’ai pas détesté le livre mais j’ai exécré le personnage de la mère. Une lecture douloureuse et par conséquent je ne suis pas allée voir le film non plus !
Le livre que vous avez détesté aimer ?
«L’amie prodigieuse» d’Elena Ferrante. Dès le départ, on ressent un malaise concernant cette amitié ambiguë, le malaise devient constant tout au long de la lecture. Une lecture mitigée, j’arrêtais de lire puis je reprenais, happée par l’histoire, pressée de comprendre où l’auteur voulait en venir…Peut-être que mon sens de l’amitié m’interdit l’ambiguïté, je suis de celles qui pardonnent tout lorsqu’il s’agit d’une réelle amitié. J’ai donc aimé le livre mais détesté les sentiments contradictoires et ambigus qu’il évoque. On est plus indulgent lorsqu’il s’agit d’amour, je veux dire par là que l’on accepte plus l’incohérence et la complexité de l’amour que celle de l’amitié qui devrait être plus prévisible et donc plus reposante.
Le livre qui vous donne la pêche ?
Toutes les BD des Shtroumpfs créées par Peyo en 1958. La naïveté et la gentillesse des personnages dont le seul souci est de gérer les facéties de Gargamel, la présence bienveillante du Grand Schtroumpf, tout représente l’humour et la grandeur d’âme du peuple belge. J’ai vécu une partie de mon enfance en Belgique et j’y ai fait mes études de médecine, ça ne peut laisser indifférent vis-à-vis des Schtroumpfs, Tintin, Spirou, Lucky Luke, Gaston Lagaffe et tous les autres. C’est pour moi la meilleure façon de faire aimer la lecture aux jeunes et c’est un domaine qui reste à développer chez nous au Maroc et j’espère y contribuer dans un avenir très proche.
Le livre qui vous a fait peur ?
«Farenheit 451» de Ray Bradbury, une dystopie qui révèle l’importance du devoir de mémoire. Dans une société où les livres sont brûlés, un pompier rêve d’un monde différent et résiste malgré la pression. Ce livre parle de tous les dangers qui nous guettent, la destruction des livres représente l’élimination de tous nos souvenirs, de tout ce qui nous a forgé pour nous permettre de discerner ce qui pourrait être une entrave à nos libertés individuelles. Un livre qui restera toujours d’actualité.
Le livre que vous pouvez lire et relire ?
Je ne relis que très rarement, trop pressée, trop curieuse de nouveautés, sauf lorsque j’ai besoin de chercher une autre interprétation ou lorsque j’estime ne pas avoir été assez réceptive à la première lecture mais en général, je n’ai pas la patience de relire.
Le livre qui vous avez lu très vite ?
Lu vite parce que très court mais dense en émotions : «Les ailes brisées» de Khalil Gibran. L’un des premiers romans de langue arabe, Gibran y dénonce à travers une belle histoire d’amour les préjugés sociaux et confessionnels régissant la société libanaise. J’ai une affection particulière pour ce livre, peut-être pour la pureté des sentiments qu’il décrit mais surtout pour la poésie qui s’en dégage.
Le livre que vous auriez aimé écrire ?
«Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, je suis une grande fan des romans d’anticipation, pas de ceux qui plongent dans la science fiction sans morale ni objectif mais de ceux qui nous font entrapercevoir ce que notre monde pourrait devenir si nous négligeons l’apparition de certains indices…L’enseignement hypnopédique qui conditionne les jeunes durant leur sommeil, créant une morale commune, les castes séparées les unes des autres, les manipulations sous toutes ses formes, décrites dans ce roman, sont sûrement déjà en œuvre…J’ai lu ce livre il y a longtemps, je n’en garde qu’une vague idée et il fait partie des rares livres que j’aurai été tentée de relire mais je ne l’ai pas fait pour ne pas être influencée ou bloquée dans l’écriture de mon dernier roman, une dystopie dans le monde médical.
Le livre parfait pour le confinement ?
Sans hésiter, «Le joueur d’échec» de Stefan Zweig pas en tant que livre à relire mais en tant que situation de perte de liberté. Un prisonnier qui, pour survivre à une détention, réussit à libérer son esprit au point d’arriver à jouer mentalement des parties d’échec et finit même par jouer contre lui-même. Le dédoublement de son esprit finira par avoir des conséquences sur sa santé mentale. La première chose à laquelle on pense, en début de confinement, est de tout faire pour garder une certaine forme de liberté. Or qu’y a-t-il de plus libre qu’un esprit ? Il peut s’échapper en un clin d’œil, incognito, s’immiscer partout sans déranger, sans entraves et surtout sans masque !
Le livre courageux ?
«La preuve par le miel» de Salwa Al Neimi, auteure syrienne. Un récit érotique où se mêlent rêveries et souvenirs mais aussi de nombreuses citations de chefs-d’œuvre de la littérature érotique arabe. Une écriture imprégnée de métaphores poétiques qui caressent l’esprit…L’auteure prête la plume à une bibliothécaire devenue «experte clandestine en livres érotiques». Un livre courageux et assumé ; l’auteure a voulu relever le défi de l’écrire en arabe malgré les censures de son ordinateur, avant de le traduire en français. Une sorte d’intifada sexuelle, selon un journaliste arabe !
Le livre qui vous a apaisé ?
«Récits d’un jeune médecin», de Mikhaïl Boulgakov. Médecin et écrivain russe, Boulgakov nous livre, sans voiles, ses premières expériences en tant que médecin dans la campagne russe au début du siècle dernier. Confronté à l’isolement, à la tempête, la pauvreté, aux superstitions et surtout à son manque d’expérience, il est parfois obligé de courir vers une autre pièce pour consulter en cachette ses livres de médecine avant d’accomplir un acte chirurgical, ce qui le rend très humain et attachant. Bien que les descriptions soient très crues et réalistes, le récit ne manque pas de dérision. Nous avons tous connu de tels moment durant nos gardes lorsqu’il ne fallait pas perdre la face devant un patient mais on arrivait à rire de notre détresse quelques instants plus tard…Ce livre m’a permis de relativiser et m’a apaisée dans ma vie professionnelle, convaincue, comme lui, que pour toute situation médicale à gérer, l’important est de toujours faire du mieux que l’on peut, en notre âme et conscience.
Le livre que vous emmèneriez sur une île déserte ?
Tous ceux que je n’ai pas encore lus ou qu’il faut relire pour comprendre autrement. Et aussi «Le petit prince» d’Antoine de Saint-Exupéry qui nous force à tout observer d’un œil différent pour être prêt à quitter l’île déserte et revenir sur terre, plus mur et plus indulgent envers les autres et envers soi-même.
Le livre qui vous ressemble ?
Très certainement «Les désorientés» d’Amin Maalouf où il relate le retour d’un homme qui a quitté son pays depuis 25 ans mais qui y reste attaché par une corde virtuelle. Il retrouve un pays dévasté par la guerre et évoque ses souvenirs d’avant guerre en retrouvant ceux qui sont restés. Un livre sur l’exil et l’amitié. C’est cette impression de multiplicité culturelle qui m’attache au personnage d’Adam, la sensation d’appartenir à plusieurs horizons et d’être toujours en questionnement sur ce qui nous attache réellement à un pays plutôt qu’un autre. Faut-il suivre la raison ou le cœur ? Et, forcément, mon premier roman, «Un toubib dans la ville» qui résume ce que nous sommes, le Dr Ali est moi-même et notre vision du monde, examinée et auscultée pour essayer d’un peu mieux le comprendre…
Votre coup de cœur du moment ?
«Nos richesses» de Kaouter Adimi. Encore un livre mettant en scène une librairie ! Étais-je libraire dans une autre vie pour éprouver une fascination intense pour ces lieux d’échanges ? «Nos richesses» fait partie de ces livres touchant notre sensibilité la plus profonde parce que justement il parle de ces personnes oubliées qui pourtant ont joué un rôle important dans leur domaine. 1935, Edmond Charlot a 20 ans lorsqu’il ouvre à Alger un espace de culture : une librairie-galerie-bibliothèque- maison d’édition. S’y côtoient Jean Giono, Albert Camus, Gilles Roy, Saint-Exupery et d’autres dont il fut le premier éditeur. Puis arrivent les jours difficiles, l’Algérie, la guerre et l’édition des livres devient complexe, trouver du papier, illusoire. Edmond Charlot se bat pour ses écrivains, pour sa librairie…L’immersion dans cette lecture m’a fait réaliser à quel point ces métiers, d’éditeur et d’écrivain sont aujourd’hui, plus que jamais, menacés car comme dans ce roman, la guerre peut les faire sombrer. Pourtant, il faut que ceux qui ne lisent pas le comprennent, les moments de lecture sont des clairières de bonheur, des échappées colorées, des évasions enthousiasmantes, rebelles aux pensées obscures.
Votre livre de chevet ?
«Toujours trois en parallèle» : un livre de médecine qui m’oblige à toujours me poser des questions, le roman que je suis en train d’écrire, toujours à portée de main pour pouvoir y revenir, modifier un mot, améliorer un sens, me mettre dans la peau d’un personnage, être celui qui raconte et celui qui lit, celui qui entrevoit, celui qui devine. Le troisième livre est un livre de passage en ce moment : «Les yeux noirs» de Dominique Bona, qui retrace la vie des filles de José-Maria de Heredia.