Indicateurs macroéconomiques : BAM, Finances, FMI… Qui dit vrai?
Bank Al-Maghrib et le ministère des Finances divergent sur les perspectives économiques du pays. Alors que la Banque centrale mise sur la prudence, en s’appuyant sur les incertitudes internes et externes, le ministère adopte une approche plus optimiste, portée par les réformes en cours et une reprise anticipée des secteurs clés.
Crédibilité et indépendance, voilà les deux vertus majeures d’une politique monétaire dédiée à la maîtrise de l’inflation. C’est précisément conformément à ces principes qu’intervient Bank Al-Maghrib (BAM), chargée de surveiller de près les fluctuations de la croissance et des prix.
Confrontée à une conjoncture encore marquée par les stigmates des tensions inflationnistes, la Banque centrale se doit de maintenir le cap, tout en ajustant ses prévisions aux réalités locales. Mais lorsqu’il s’agit de se projeter sur l’avenir, BAM n’est pas seule sur ce terrain.
L’institution émettrice et le ministère des Finances présentent deux visions contrastées des indicateurs macroéconomiques. Si l’autorité monétaire a plutôt tendance à privilégier la prudence et le contrôle de l’inflation, le ministère des Finances affiche un optimisme plus prononcé, soutenu par les réformes en cours et une reprise des secteurs productifs.
C’est d’ailleurs le principal reproche adressé au gouverneur de BAM, lequel a tenu à apporter des clarifications : «Nous travaillons sur des sujets qui relèvent de sciences non exactes, et cela exige à la fois une grande humilité et une rigueur absolue pour en appréhender les enjeux», a déclaré Abdellatif Jouahri lors de la conférence de presse qui a suivi le dernier Conseil de Bank Al-Maghrib.
Cette divergence d’interprétation porte principalement sur les projections propres aux indicateurs macroéconomiques émis par le Fond monétaire international (FMI) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), notamment en ce qui concerne la croissance.
Le ministère des Finances prévoit une croissance de 3,7% en 2024 et de 4,6% en 2025, portée par la reprise de l’agriculture, de l’industrie et du tourisme. Quant au FMI, il rejoint BAM avec une estimation plus modérée de 2,8%pour 2024, tout en anticipant une reprise plus limitée (à 3,5 %) en 2025, citant des risques liés à la dépendance énergétique et à une reprise industrielle plus lente.
L’OCDE se montre plus optimiste, avec des projections de 3,4% en 2024 et une accélération à 4% en 2025, portée par «les réformes structurelles et une meilleure intégration dans les chaînes de valeur mondiales».
La Banque centrale, pour sa part, reste prudente, anticipant une croissance de 2,8% en 2024, freinée par un recul de 6,9% dans le secteur agricole, avant un rebond attendu à 4,4% en 2025. Cette réserve traduit l’incertitude liée aux aléas climatiques et aux perspectives des marchés internationaux, notamment pour les exportations agricoles.
Inflation et déficit public, objets de divergence
Le même constat s’applique aux prévisions relatives à l’inflation, qui divergent également entre les différentes institutions. Pour le ministère des Finances, l’inflation devrait se stabiliser à 3,4% en 2024, avant de baisser à 2,8% en 2025, soutenue par des mesures de maîtrise des prix dans les secteurs de l’énergie et de l’alimentation. Le FMI, plus prudent, prévoit une inflation de 2,9 en 2024 et de 2,4% en 2025, reflétant une modération des pressions inflationnistes internationales.
Bank Al-Maghrib table sur un repli plus marqué après le pic de 6,1% atteint en 2023, avec une inflation ramenée à 1,3% en 2024, avant une légère remontée à 2,5% en 2025. L’OCDE, quant à elle, anticipe un retour à 2,3% en 2024, puis à 2,1% en 2025, misant sur la poursuite des réformes structurelles pour contenir durablement les pressions sur les prix. Il en va de même pour le déficit, où les estimations diffèrent sensiblement entre les projections.
En effet, le ministère des Finances mise sur une réduction progressive, passant de 4% du PIB en 2024 à 3,5% en 2025, grâce à une meilleure gestion des finances publiques et à des réformes fiscales. Le FMI, pour sa part, projette un déficit plus modéré, mais anticipe un creusement des vulnérabilités extérieures, avec un déficit courant de 1,4% en 2024, s’élargissant à 2,2% en 2025.
Bank Al-Maghrib, plus prudente encore, anticipe un déficit courant de 1,4% en 2024, mais prévoit une aggravation plus marquée à 2,6% en 2025, en raison de l’augmentation des importations énergétiques. L’OCDE voit un rééquilibrage partiel grâce à une reprise des exportations, notamment dans les secteurs industriels, avec un déficit contenu à 1,4% en 2024, mais susceptible d’évoluer en fonction des fluctuations des marchés internationaux.
Contexte d’incertitudes
Les divergences entre ces projections trouvent leur origine dans des paradigmes économiques distincts. Bank Al-Maghrib privilégie une lecture axée sur les dynamiques internes, en intégrant les fluctuations de la demande domestique et les aléas climatiques.
À l’inverse, le ministère des Finances table sur une reprise accélérée des secteurs productifs. De son côté, le FMI concentre son analyse sur les risques exogènes, tels que la volatilité des prix de l’énergie, tandis que l’OCDE adopte une approche de long terme, misant sur des réformes structurelles profondes et une plus grande intégration dans l’économie mondiale. Ces divergences d’approche soulignent la nécessité d’adopter une posture nuancée face aux multiples incertitudes.
Dans ce contexte, le gouverneur de Bank Al-Maghrib défend la prudence comme une vertu essentielle.
«L’étiquette de conservateur qu’on nous attribue est souvent mal comprise. Nous approfondissons l’analyse au maximum, en pesant soigneusement le pour et le contre… S’ajoute à cela le fait que nos décisions sont prises chaque trimestre. D’ici décembre, nous mettrons tout sur la table et il apparaîtra clairement que notre prudence était justifiée».
Pour le wali de BAM, faire preuve de retenue s’avère nécessaire dans un contexte d’incertitudes économiques et géopolitiques
Abdellatif Jouahri
Wali de Bank Al-Maghrib
«Nous travaillons sur des sujets qui relèvent de sciences non exactes, et cela exige à la fois une grande humilité et une grande rigueur».
Les banques centrales et la «Pensée magique»
L’idée que les banques centrales exercent un contrôle absolu sur l’économie repose souvent sur une perception exagérée de leur pouvoir réel. Si elles jouent un rôle central en tant que prêteur en dernier ressort, leur influence directe sur des variables telles que l’inflation ou le chômage est bien plus limitée qu’on ne le pense.
Jean-Marc Daniel, économiste reconnu, nous explique que depuis la fin de la convertibilité-or en 1976, leur indépendance accrue a surtout renforcé leur visibilité médiatique.
«L’omnipotence des banques centrales est surtout médiatique. En réalité, leur rôle se limite à celui de prêteur en dernier ressort, garantissant aux banques commerciales la possibilité de se défaire de leurs créances douteuses en cas de crise. Mais elles n’ont aucune influence sur le chômage ou l’inflation, si ce n’est sur la désinflation. Leur succès médiatique reflète une forme de pensée magique et le désarroi des pouvoirs publics face aux attentes des populations».
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO