Analyse des risques : l’incertitude déplace les repères de la prévision économique

Face à l’instabilité persistante des marchés, l’exercice de la prévision économique devient de plus en plus incertain. Loin des modèles linéaires et des projections figées, les entreprises sont contraintes de s’adapter en temps réel à une conjoncture en perpétuelle mutation. C’est le constat dressé par Xavier Durand, directeur général du groupe d’assurance-crédit Coface, lors d’une rencontre à Casablanca avec la presse. Au Maroc, où 90 % du tissu entrepreneurial repose sur de très petites structures, peu capitalisées et souvent exclues du crédit bancaire, cette incertitude révèle, selon lui, une vulnérabilité de nature structurelle.
Jeudi 10 avril, 9 h passées de quelques minutes. Dans une pièce exiguë au Sofitel Tour Blanche à Casablanca, une poignée de journalistes issus de la presse écrite se retrouvent autour d’un café serré, les carnets ouverts, face à Xavier Durand, un homme qui, malgré une carrière bâtie sur l’analyse des cycles, ne prétend plus prédire l’avenir.
La politique tarifaire américaine vient d’entrer dans une nouvelle phase, les droits de douane suspendus pour trois mois, à l’exception de la Chine. Une petite éclaircie dans la grisaille ambiante des marchés qui, faute de directionnel clair, tergiversent, porté tantôt par les rumeurs, tantôt par les déclarations-chocs du locataire de la Maison blanche.
«Le monde est devenu imprévisible. Plutôt que d’essayer de se focaliser sur un scénario, en espérant deviner ce qui va se passer, mieux vaut envisager plusieurs possibilités et réfléchir à la manière d’y réagir», note le directeur général de la Coface, en insistant sur le caractère instable de la conjoncture et les projections qui en découlent sur le long terme.
Scénarios risqués
Mais à en croire la direction de Coface, ce climat d’incertitude ne date pas d’hier. Petit flashback. Au lendemain de la pandémie, l’économie mondiale a encaissé un double choc – d’offre et de demande -, auquel se sont ajoutées des perturbations durables sur les chaînes de valeur. Puis, en 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a accentué les tensions commerciales, entraînant une inflation persistante. Dans ce contexte instable, les entreprises disposent de peu de visibilité pour se projeter.
«Le monde est devenu imprévisible. Plutôt que de se concentrer sur un scénario unique, dans l’espoir de deviner l’avenir, mieux vaut envisager plusieurs trajectoires et réfléchir à la manière d’y réagir», glisse Xavier Durand.
Les effets de cette volatilité se font sentir jusque dans les statistiques de défaillances d’entreprises. À l’échelle mondiale, celles-ci ont dépassé de 20 à 30 % les niveaux observés avant 2019. Et la tendance devrait se poursuivre en 2025, selon les projections du groupe d’assurance-crédit. Le ralentissement de l’activité, conjugué à l’essoufflement des dispositifs publics de soutien et à la persistance des tensions géopolitiques, nourrit un sentiment généralisé de prudence au sein des entreprises.
Une mondialisation sous contraintes
Le retour du protectionnisme ne signe pas pour autant la fin du commerce international. L’époque des chaînes de valeur linéaires et intégrées à l’échelle planétaire semble certes révolue, mais au profit d’une organisation plus fragmentée, structurée autour de blocs régionaux.
«Face à l’incertitude, il faut avoir plusieurs cordes à son arc. Il faut veiller à diversifier les sources d’approvisionnement», rappelle Xavier Durand.
Ce réflexe de diversification s’est déjà ancré au fil du temps, porté par l’émergence de nouvelles puissances intermédiaires — Vietnam, Mexique, Inde — qui offre une alternative à l’unilatéralisme chinois. Mais cette transition ne s’opère pas en un claquement de doigts. «L’on ne délocalise pas une méga-usine du jour au lendemain».
Dans des secteurs comme l’électronique ou le textile, les réallocations se font par ajustements progressifs, guidées par des considérations de coûts salariaux, de logistique ou d’accords commerciaux régionaux. Mais pour cet acteur de référence dans l’assureur-crédit, la fin de partie de la mondialisation n’a pas encore été sifflée.
Quid du Maroc?
Dans la cartographie du risque, le Maroc se distingue par la structure de son tissu économique. Si le Royaume n’est pas en première ligne des tensions commerciales, il reste toutefois exposé à travers ses partenaires européens, eux-mêmes confrontés à une perte de compétitivité. Ce risque s’accompagne d’une inflation importée qui pèse sur les équilibres internes. La prédominance des très petites structures, le faible accès au crédit et les retards de paiement reflètent la fragilité du tissu économique.
«Le tissu entrepreneurial demeure très fragmenté. Environ 90% des entreprises réalisent moins de trois millions de dirhams de chiffre d’affaires», explique Benoît Ganzmann, directeur général de Coface Maroc.
Faiblement capitalisées, ces structures opèrent souvent en dehors des circuits bancaires formels. Résultat : les défaillances d’entreprises, en hausse depuis 2022, ont franchi un nouveau cap en 2024 avec près de 13.000 cas recensés.
Selon Coface, les entreprises continueront de placer la clé sous la porte en 2025. Ce phénomène n’est pas strictement corrélé aux chocs exogènes. Il révèle une vulnérabilité structurelle, exacerbée par des délais de paiement dans les marchés publics, jugés encore longs entre (120 et 150 jours), en particulier pour les plus petites entités.
Xavier Durand rappelle que pour affiner cette lecture, il faut souvent descendre à l’échelle de l’entreprise. Cette analyse au scalpel s’appuie sur une mécanique de collecte et de traitement du risque à large spectre. Coface suit 250 millions d’entreprises, couvre 450 secteurs industriels, et prend quotidiennement 12.000 décisions de crédit, dont 60 % sont automatisées.
«Dans un monde de plus en plus imprévisible, il vaut mieux voir à peu près juste que précisément tout faux», estime Xavier Durand.
La volatilité persistante — tant géopolitique qu’économique — invite, selon lui, à bâtir des organisations résilientes, capables de s’ajuster aux ruptures de plus en plus fréquentes. Implantée au Maroc depuis 2008 comme société de services, puis en tant qu’assureur depuis 2014, Coface dit avoir adapté ses modèles à une économie dominée par les très petites entreprises.
Sur un marché où 90% des structures génèrent moins de trois millions de dirhams de chiffre d’affaires, les méthodes classiques d’analyse trouvent vite leurs limites.
«Ce sont des entreprises fragiles, souvent hors des circuits bancaires, et pour lesquelles nous devons recourir à de la donnée locale», explique Benoît Ganzmann, Chief Executive Officer auprès de Coface.
Loin de tout modèle unique, la gestion du risque repose ainsi sur un équilibre par secteur, par taille d’entreprise et par typologie de projets — notamment ceux liés à la commande publique, où les retards de paiement continuent de fragiliser les plus petites structures.
Dans cet écosystème morcelé, la maîtrise du risque ne relève plus d’un schéma figé, mais d’un exercice d’équilibriste. Loin des grilles d’analyse uniformes, elle exige une attention constante aux signaux diffus, un dosage rigoureux entre prudence et exposition. Et surtout, une lecture fine des déséquilibres que creusent, jour après jour, les délais de paiement dans la commande publique — zone grise où la fragilité des plus petites entreprises reste le maillon faible d’un tissu économique sous tension.
Xavier Durand
Directeur général du groupe d’assurance-crédit
«L’expérience prouve qu’il y a de grandes chances de se tromper. Nous évoluons dans un monde où il est devenu très difficile de prévoir précisément ce qui va se passer. Il vaut donc mieux avoir à peu près juste que précisément faux»
L’analyse des risques en flux tendu
Longtemps calée sur le tempo des bilans trimestriels, l’évaluation du risque s’opère désormais suivant une logique de flux tendu. Les données circulent en temps réel, et les décisions s’ajustent en conséquence.
«Il y a encore quelques années, il nous fallait plusieurs semaines pour modifier un encours. Aujourd’hui, cela peut se faire en quatre heures , souligne Xavier Durand.
Ce changement de rythme repose sur une infrastructure robuste qui permet au groupe d’assurance-crédit de prendre 12.000 décisions de crédit chaque jour. Mais au-delà du volume, c’est la nature même des signaux surveillés qui a évolué au fil des années. Un allongement ponctuel des délais de règlement, une rupture dans un flux de paiement habituellement stable, une pression diffuse sur une chaîne d’approvisionnement, chaque indice est scruté, croisé, contextualisé.
Loin des logiques purement sectorielles, l’évaluation s’appuie de plus en plus sur une combinaison de données financières, opérationnelles et comportementales. Il ne s’agit plus tant de prédire que d’anticiper les frictions et de faire preuve de plus d’agilité.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO