Éco-Business

Abderrahim Ksiri : “Ce chantier ne peut être mené qu’avec une implication totale de l’État”

L’économie circulaire est au cœur du combat difficile que mène l’Association des enseignants des sciences de la vie et de la terre (AESVT) et l’Alliance marocaine pour le changement climatique et le développement durable (AMCDD). Abderrahim Ksiri, président de l’AESVT et coordonnateur de l’AMCDD, nous entretient des enjeux, des projets et des écueils sur le chemin visant à faire de l’économie circulaire une réalité dans le Royaume. 

L’AMCDD travaille main dans la main avec l’État dans l’économie circulaire. A quand remonte le début de cette collaboration et par quel projet cette coopération a-t-elle a commencé ?
Avant de répondre directement à votre question, permettez-moi tout d’abord de rappeler c’est quoi l’économie circulaire. C’est une économie qui consiste à produire des biens et des services de manière durable en limitant la consommation et le gaspillage des ressources et la production des déchets. Il s’agit de passer d’une société à économie linéaire, c’est-à-dire du tout-jetable, à un modèle économique plus circulaire. Un modèle qui repose sur 7 piliers dans les 3 domaines de la production, la consommation et la gestion des déchets. Les entreprises extraient et exploitent les ressources naturelles de façon responsable et développent des achats durables. Ces 7 piliers sont l’approvisionnement durable (achats responsables), l’écoconception, l’écologie industrielle (et territoriale), l’économie de la fonctionnalité, la consommation responsable, l’allongement de la durée d’usage et le recyclage en fin de vie des produits. Par exemple, l’écoconception consiste à intégrer l’environnement dès la conception d’un produit ou un service, et durant toutes les étapes de son cycle de vie.

La consommation responsable est un mode de consommation qui prend en compte les critères du développement durable, c’est-à-dire une consommation qui soit à la fois respectueuse de l’environnement, bénéfique pour l’économie (notamment locale), bonne pour la santé, mais aussi positive pour la société. Quel est l’intérêt de l’économie circulaire pour un pays ? Le passage à une économie plus circulaire pourrait offrir des avantages tels que la réduction de la pression sur l’environnement, l’amélioration de la sécurité de l’approvisionnement en matières premières, l’augmentation de la compétitivité, la stimulation de l’innovation, la stimulation de la croissance économique, etc.

Aussi, c’est un chantier stratégique qui ne peut être mené sans une volonté politique et une implication totale de l’État qui en est l’un des principaux acteurs. Maintenant, pour répondre à votre question, je dirai que nous n’avons pas travaillé avec l’État sur l’économie circulaire au Maroc, mais plutôt sur un maillon de l’économie circulaire, à savoir la valorisation des déchets ménagers. Nous n’avons donc pas travaillé sur les déchets industriels, sur les déchets agricoles, et sur les autres types de déchets. Maintenant sur le volet de la valorisation des déchets ménagers, nous avons collaboré avec l’État, plus particulièrement sur le tri sélectif en amont, un projet qui remonte à 2018.

Arrêtons-nous sur ce projet pilote de tri sélectif en amont. Pouvez-vous nous détailler son contenu, notamment son mode opératoire, sa durée et ses objectifs ?
On a trouvé que les décharges qui sont aménagés pour le traitement des déchets ménagers posent problème et coûtent trop cher. A Casablanca par exemple, le nettoiement et la collecte coûtent 1 milliard de dirhams annuellement et cela ne cesse d’augmenter. La tonne qui coûtait 100/200 dirhams il y a quelques années est à présent passée à 700/800 dirhams, ce qui représente en moyenne 25% du budget de chaque commune. Ainsi, au lieu d’affecter cette somme aux services économiques et sociaux, celle-ci sert à régler le problème des déchets ménagers. Alors, pour inverser cette tendance, on a dit qu’il faut que le tri sélectif soit instauré en amont. Et, là, l’Association des enseignants des sciences de la vie et de la terre (AESVT) a développé un projet dans ce sens, en partenariat avec des Suisses dans 20 villes et 90 quartiers.

Dans ces endroits, on a trouvé que les Marocains étaient tous capables à 30% de faire le tri sélectif dans leurs quartiers s’ils sont bien accompagnés avec des approches adaptées à leurs contextes. La démarche était donc de ne pas faire l’erreur qui a conduit à l’échec d’une expérience antérieure menée avec des partenaires internationaux à Larache, Benslimane et Essaouira. Des villes où on avait fait du copier-coller de dépliants, sans tenir compte des réalités locales. Alors, nous qu’est-ce que nous avons fait ? Nous avons misé sur la culture marocaine en matière de tri de déchets. Partant du principe que les Marocains ne mélangent jamais le pain sec avec leurs autres déchets, nous avons commencé par installer des bacs dédiés à la collecte du pain. Nous nous sommes ainsi retrouvés avec des montagnes de pain sans moisissures à collecter dans des quartiers fermés. Une fois ces pains revendus, on remettait le fruit des ventes aux concierges et gardiens des quartiers concernés.

Ainsi, lorsque ces derniers ont compris qu’ils pouvaient gagner une moyenne de 100 dirhams par jour grâce à la bonne gestion de ce projet, ils se sont tous mobilisés avec le soutien des habitants disposés eux aussi à leur donner un coup de main en leur remettant ces «précieux déchets». Donc, les Marocains des quartiers que nous avions ciblés n’avaient pas la fibre environnementale comme en Europe, mais plutôt ils étaient disposés à faire du tri sélectif pour aider le gardien. Il s’agissait donc d’une fibre sociale, mais ceci étant, notre projet était en marche. En ce moment nous avons étendu l’expérience de tri sélectif au papier et au plastique. Les syndics se sont appropriés le projet et bon nombre d’entre eux parviennent encore aujourd’hui à payer leurs factures d’eau et d’électricité grâce à la revente de déchets.

Mais alors, pourquoi ce projet qui a marché pour tout le monde n’a pas été étendu aux autres villes du Royaume ?
C’est parce que face à la réussite de ce projet de tri sélectif en amont sur le pain, le papier et le plastique, nous avons malheureusement eu des contraintes, dont celle majeure est venue de la loi 28.00 relative à la gestion des déchets et à leur élimination. En effet, cette loi ne parle pas de traitement et de valorisation des déchets, mais plutôt de gestion et d’élimination des déchets. Dès lors, les communes nous ont formellement interdit de continuer à faire du tri, d’autant qu’elles ont attribué ce marché de la gestion des déchets à des tiers, notamment les fameuses sociétés de gestion déléguée. Arguant dans le même sens que les communes, ces gestionnaires délégués nous ont dit que lorsque vous triez, vous diminuez le tonnage sur lequel nous sommes payés. Autrement dit, on s’est retrouvé dans une situation où la loi, les communes et les sociétés privées chargées de la gestion des déchets sont contre le tri sélectif. C’est pourquoi après quatre ans de travail, nous avons démontré que le tri sélectif n’est pas un problème des Marocains, mais plutôt un problème surtout de législation. Nous avons alors proposé de changer la loi 28.00. Et, à ce propos, nous avons travaillé avec des experts sur un projet de réforme de cette loi sur les déchets ménagers en une loi sur l’économie circulaire que nous avons présentée au ministère à travers des ateliers à Fès. Depuis, le chantier est ouvert, mais, malgré tout, nous accusons un énorme retard dans sa mise dans le circuit législatif. C’est une loi extrêmement stratégique qui est en train de dormir dans les tiroirs.

Rappelons que vous êtes également membre du CESE, qui a déjà émis un avis sur l’importance de l’économie circulaire au Maroc. Quels sont les messages à retenir de cet avis ?
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a effectivement émis un avis sur l’économie circulaire, un document à l’élaboration duquel nous avons activement participé à travers sa Commission chargée des affaires de l’environnement et du développement durable.

Dans ce rapport, intitulé «Intégration des principes de l’économie circulaire aux traitements des déchets ménagers et des eaux usées» et publié le 24 février 2022 lors de la tenue de la 131e Session Ordinaire de son Assemblée générale, le CESE rappelle que les modes de production et de consommation actuels reposant majoritairement sur un modèle linéaire consistant à produire, consommer et jeter n’est plus soutenable. C’est un modèle qui a, en effet, de graves conséquences sur l’environnement (épuisement des ressources naturelles, accumulation des déchets et pollution), avec un manque à gagner en termes de croissance et de création d’emplois.

L’économie circulaire constitue une alternative prometteuse et un modèle vertueux où les produits et les matériaux sont conçus de manière à pouvoir être réutilisés, recyclés ou récupérés et maintenus dans le circuit économique aussi longtemps que possible. L’avis a ainsi mis en exergue les fenêtres d’opportunités qui s’ouvrent à notre pays s’il adoptait et mettait en pratique les principes de l’économie circulaire, notamment dans deux domaines à fort potentiel, à savoir le traitement et recyclage des déchets ménagers (organiques) et la réutilisation des eaux usées.

Il y est aussi rappelé l’importance de l’économie circulaire pour l’entreprise et, notamment, les industriels. Pensez-vous que l’entreprise marocaine a bien pris conscience de cette importance ?
Bien sûr. Nous avons des exemples, certes rares, mais très concrets d’industries marocaines qui ont intégré l’économie circulaire dans leur stratégie de développement. Il y a notamment l’exemple d’OCP qui réutilise les eaux usées épurées pour le lavage des phosphates, de Cosumar qui dispose de bassins à lagunage naturel et de stations d’épuration pour le traitement des eaux utilisées au niveau de ses sucreries (voir encadré) et d’autres qui recourent à la biomasse pour baisser leurs factures énergétiques. La plupart des industriels se sont rendu compte que c’est une démarche stratégique qui leur permet, à la fois, de renforcer leur responsabilité sociale (RSE), de préserver l’environnement, de baisser leur facture énergétique et d’améliorer leur image. Ces objectifs sont rendus actuellement plus faciles à atteindre grâce à la disponibilité de plusieurs fonds auprès des banques de la place pour financer des projets de transition énergétique et de développement durable dont des projets d’économie circulaire.

Compte tenu de tout ce qui précède, est-ce qu’à votre avis l’économie circulaire aidera quand même à faire baisser les émissions de GES du Maroc de 7,6% à l’horizon 2030 ?
Disons que nous sommes optimistes. Toutefois, l’atteinte de cet objectif ambitieux requiert que de profondes réformes soient engagées très rapidement, conformément aux recommandations du CESE dont nous avons activement participé à l’élaboration.

L’incinération, une solution polluante et coûteuse

Pour les déchets ménagers ne pouvant faire l’objet d’une valorisation matière, l’incinération se trouve être une solution de transition en attente d’une amélioration significative des taux de tri et de recyclage. Certes, la valorisation énergétique par incinération présente quelques avantages particulièrement en termes de réduction du volume des déchets, à peu près de 0%, la production d’énergie propre et la diminution des émissions de GES d’environ 8 fois moins comparativement à la mise en décharge. Néanmoins, l’incinération présente beaucoup d’autres inconvénients, du fait qu’elle libère des substances toxiques (exemple de polluants organiques persistants comme la dioxine), qui se dispersent dans l’air et se retrouvent ensuite au niveau des sols et des eaux. L’exemple des villes d’Agadir et de Casablanca illustre bien ces choix, ayant opté respectivement pour la pyrolyse et l’incinération des déchets avec valorisation énergétique. Pour le cas de Casablanca, l’incinération trouve encore de nombreuses oppositions (de la société civile environnementale et des industriels), à cause de problèmes de coûts exorbitants. Dans le cadre d’une transition vers l’économie circulaire, il ne faudrait toutefois pas que les parties prenantes investissent dans de nouveaux incinérateurs, bien que des revenus soient générés par cette valorisation énergétique. A terme, l’incinération reste une solution qui n’est pas viable et il est préconisé de se pencher sur des solutions en amont qui puissent plutôt promouvoir la réduction des déchets.

La réutilisation des eaux usées pour des activités industrielles, une réalité

Un exemple d’une expérience pilote existe dans l’industrie phosphatière dans le bassin d’Oum Er Rbiaa. Le groupe OCP réutilise les eaux usées épurées pour le lavage des phosphates, émanant de trois stations, à savoir la STEP de Khouribga (2010), la STEP de Benguerir (2016) et la STEP de Youssoufia (2018). Ces trois stations de type ‘’boues activées’’ disposent d’une microfiltration et d’une désinfection pour le traitement tertiaire et sont alimentées par le biogaz généré par la transformation anaérobie des boues. Ces projets pilotes pourraient constituer une esquisse de travail pour promouvoir la réutilisation des eaux usées épurées dans d’autres activités industrielles, notamment celles du textile et du tannage du cuir. Ces eaux pourraient être aussi réutilisées dans des projets à petite échelle comme dans les stations de lavage des véhicules, des chantiers de construction, le lavage des voiries, etc. Dans le même sens, l’expérience de COSUMAR, acteur principal dans l’industrie sucrière, constitue un exemple dans la gestion de l’eau dans un contexte national de stress hydrique et par un acteur dont l’activité est fortement corrélée aux aléas climatiques. En effet, depuis 2006, l’entreprise a mis en place des bassins à lagunage naturel et des stations d’épuration pour le traitement des eaux utilisées au niveau de toutes les sucreries du groupe. En outre, une partie des effluents traités sont réutilisés pour l’irrigation.

Aziz Diouf / Les Inspirations ÉCO


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