Littérature : la tectonique des plaques de Mohammed Khaïr-Eddine
L’Académie du Royaume du Maroc, le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME) et les éditions Le Fennec viennent de publier un coffret inédit regroupant sept œuvres majeures de Mohammed Khaïr-Eddine. Cette initiative exceptionnelle célèbre la mémoire d’un des plus grands écrivains marocains du XXe siècle.
Les éditions Le Fennec viennent de rendre un hommage mérité à l’un des monuments de la littérature contemporaine, dont les livres ont longtemps été interdits. Le communiqué conjoint de l’Académie du Royaume, du CCME et de la maison d’édition évoque donc, à juste titre, une «réhabilitation», pour un travail qui, par la force des évènements, ne se trouvait principalement que chez des éditeurs parisiens jusqu’à ce jour. Puisse ce coffret donner l’idée de continuer jusqu’à une édition tout aussi soignée des œuvres complètes. L’on peut songer à ces poèmes.
Le poète révolté
Né en 1941 à Tafraout, Mohammed Khaïr-Eddine a publié son premier roman en 1966, «Agadir», aux éditions du Seuil, à Paris où il venait de s’installer. Il y sera un temps ouvrier dans une usine. Il continue de publier des poèmes, ce qu’il faisait déjà au Maroc. Mais «Agadir» révèlera son talent littéraire. Le narrateur du récit est très proche de la situation de l’auteur : chargé par la Sécurité sociale de faire un rapport sur la possible reconstruction de la ville d’Agadir, après le terrible séisme de 1960, un jeune fonctionnaire est tellement choqué par ce qu’il voit sur place, qu’il finit par en oublier le cadre administratif de sa mission.
«J’ai relu des vieux rapports et des textes miens jaunis. Il faudra les mettre au feu. J’ai changé depuis mon arrivée dans ce bled. On m’avait menti. Il n’y a pas le moindre soupçon de ville ici. Oui, très loin des vestiges d’immeubles et des routes montantes crevassées. Y a-t-il eu des buildings ici ? Ce qu’il y a, c’est le silence et une résignation marquant jusqu’aux pierres», annonce-t-il dès les premières pages.
Le texte pourrait être une écriture du flux de conscience, comme l’ont pratiqué James Joyce, Philippe Sollers et Edmond Amran El Maleh en leurs temps, mais Khaïr-Eddine, écrivant sur Agadir, va plus loin. La critique parlera de «tremblement de texte». Rendant compte du choc sismique, le texte est formellement un accolage de styles différents, comme autant de pans de murs en ruines : monologues sans ponctuation, description, voix intérieure(s), théâtre… le lecteur se perd dans un labyrinthe où tout n’est plus que restes. La présence des morts, enfin, sera l’une des clefs de l’ensemble de l’œuvre de Khaïr-Eddine.
Déterrer la voix du peuple
Le troisième roman du coffret, «Le Déterreur», publié en 1973, est inspiré d’une histoire vraie, assurait Mohammed Khaïr-Eddine. C’est-à-dire du témoignage d’un commandant de gendarmerie qui disait avoir arrêté et fusillé un vieil homme qui déterrait les cadavres et en mangeait des morceaux. Cette figure du «déterreur», dont le nom comprend le mot «terreur», l’écrivain va s’en emparer.
Son travail romanesque, animé d’une profonde colère, d’un hurlement de révolte, va s’en inspirer. Au détour d’une interview sur les ondes de France Culture, en 1975, Khaïr-Eddine rend hommage au poète Antonin Artaud, à sa théâtralité. «Antonin Artaud est aussi une sorte de déterreur. Je fais allusion à lui, à toutes ces pérégrinations, à son errance, il s’asseyait sur un tas de chiffons, se tordait.» Khaïr-Eddine évoque aussi les angoisses des émigrés. Il est proche des populations de son Sud natal, qui lui «savent gré d’avoir connu aussi cette espèce d’errance» et les terreurs de l’immigré. Il intègre parfois à ses romans ses propres rêves, retranscrits au réveil. Il espère que ces gestes inexplicables peuvent rendre compte d’un inconscient collectif. Au fond, il voudrait «déterrer la vox populi», la voix du peuple marocain. Et cette voix semble faite de beaucoup de voix et d’échos fragmentés, précise-t-il.
Dans ce cadre, la religion populaire ne peut qu’apparaître sous sa plume. Merveilleux enchantements et cauchemars effrayants courent au long des pages d’«Une Odeur de mantèque», quatrième volume du coffret et publié en 1976. Un vieux voleur sans vergogne semble y passer dans un autre monde, voire dans beaucoup d’autres mondes. Mais la particularité de Khaïr-Eddine est sans doute, en tout cas dans «Agadir», d’y juxtaposer un vocabulaire non seulement rationnel, mais scientifique.
«Beaucoup de gens là-bas croyaient que ce séisme était un châtiment divin, d’autant plus que cela a eu lieu en plein mois de Ramadan. Mais scientifiquement parlant, je pourrais vous dire où passe effectivement la ceinture sismique, par l’Italie, je crois, par la Yougoslavie… C’est la ceinture sismique qui va jusqu’au Japon et fait le tour du monde.»
À la radio française, toujours en 1975, il se dit athée. Il serait toutefois hâtif d’en tirer une conclusion définitive, car il ajoute immédiatement que ce sont les ancêtres qui interviennent dans ses écrits : «Ce sont eux qui viennent surveiller les vivants, les critiquer et même les maudire». L’écrivain tente toujours de traduire la voix du peuple, soutient-il. Mais pour les lecteurs de 1966, le texte d’«Agadir» fait aussi du séisme de 1960 un terrible signe annonciateur des Années de plomb, paru au lendemain de la répression des manifestations de mars 1965. Khaïr-Eddine produit aussi une littérature politique, mais pas politicienne.
Écrire l’oralité de la résistance
Antonin Artaud est encore une référence très parlante, dans ce cadre. L’auto dépréciation du narrateur – du «peuple» -, le thème récurrent des destructions, interdisent tout folklorisme. L’on dirait aujourd’hui qu’il n’y a rien «d’identitaire» dans la dimension politique de ces textes, de cette «vox populi». Il y a, en revanche, une revendication de la culture orale amazighe, par l’intégration de ses éléments.
Ainsi, «Légende et vie d’Agoun’chich» moule dans le plomb de l’imprimerie l’histoire d’un célèbre bandit d’honneur, qui a appartenu à la famille de l’auteur, «du côté maternel», précise Khaïr-Eddine au journaliste français Bernard Pivot, lors d’une émission d’«Apostrophe» de 1984. L’histoire commence pendant «la dissidence atlassique, de l’Anti-Atlas, c’est-à-dire avant 1934, exactement 34-35, avant la pénétration française. Tout le Sud marocain était en dissidence, c’est-à-dire qu’il ne reconnaissait pas le pouvoir central à ce moment-là. Évidemment, il y avait des guerres intestines, des règlements de compte entre divers clans.» L’homme s’était caché dans une caverne et recouvert d’écorces d’arbre. Un de ses poursuivants, ayant jeté un coup d’œil, a dit à ses amis qu’il n’y avait là qu’un tronc d’arbre mort, «agoun’chich».
Le sobriquet est resté. «Pour que la France puisse prendre l’Anti-Atlas, il a fallu qu’elle bombarde intensément certains souks, certains caïdats, les forteresses, les agadirs, etc., et qu’elle tue pour pénétrer», rappelle incidemment Mohammed Khaïr-Eddine face à la caméra, à une heure de grande écoute.
Dès lors, continue-t-il, «après avoir été des bandits, ces messieurs découvrent finalement que toutes leurs vengeances antérieures ne servaient à rien, qu’il fallait finalement prendre conscience d’une certaine chose, à savoir la liberté. Qu’est-ce que la liberté ? Cette liberté-là, c’est la défense du territoire.»
Ils deviennent des résistants. Agoun’chich va finalement devoir quitter ses montagnes et disparaître dans l’anonymat de la métropole casablancaise. Lorsque Khaïr-Eddine revient, lui, dans l’Atlas, il découvre que «tout a changé, ça a drôlement évolué. Je trouve des villas, des châteaux, là où je n’avais connu que les maisons des ancêtres. Quand je dis “maisons des ancêtres”, je dis des maisons bâties avec de la pierre, de la terre, etc. Le mortier, c’était la terre, à l’époque. Je trouve des rivières sans eau, des torrents sec.» Sa nostalgie n’est toutefois pas celle des guerriers qui passaient leur temps à s’entretuer et à violer les femmes, précise-t-il : «ce que je regrette au début, c’est surtout cette enfance que j’avais vécue, qui était d’une tendresse extraordinaire et qui n’existe plus». Et Mohammed Khaïr-Eddine déplore la perte du sacré sur la terre de ses ancêtres, «le sacré a été complètement bousillé», dénonce-t-il, racontant qu’il a vu mettre des fers à une femme noire, parce que considérée comme «folle».
Le sacré, pour l’écrivain, a été «éliminé par les mégapoles, les grandes villes, où il y a une pollution humaine, je dis bien “pollution humaine”. […] Il y a une perte du Sacré qui est fondamentale». Il estime les lieux «où la géologie et la métaphysique se mêlent», et définit cette dernière comme «un sentiment de pureté, c’est une recherche de soi, et une recherche de soi à travers les éléments».
L’apaisement du poète
Son dernier roman, «Il était une fois un vieux couple heureux», paru en 2002, est dit celui de l’apaisement de Khaïr-Eddine. Bouchaïb, le vieil homme du couple éponyme, s’occupe à calligraphier en tifinagh un long poème à la gloire d’un saint. «Ils étaient une fois de plus sur la terrasse. L’été tirait presque à sa fin. Les moissons avaient été bonnes, la récolte des olives et des amandes aussi. Comme toujours, la vieille préparait son tagine pendant que le vieux fumait et sirotait du thé. Et, comme toujours en été, l’espace était splendide. Des milliards d’étoiles illuminaient le firmament.
De temps à autre, une météorite fendait l’atmosphère en un trait rouge qui s’évanouissait rapidement. “Dieu est en train de lapider le Diable…”, disaient les Anciens à la vue de ces phénomènes cosmiques. Bouchaïb ne croyait pas à cela. Il connaissait bien l’astronomie. Il avait lu tant et tant de livres qu’il eût écrits lui-même si le sort ne s’en était mêlé… Mais il ne regrettait rien. Ses poésies berbères qu’on lirait peut-être un jour étaient son unique plaisir. Mais qui s’occupait de la poésie berbère ?»
Pour cette année, la réponse sera aux éditions Le Fennec et dans toutes les bonnes librairies. Rentré au Maroc en 1993, l’écrivain s’est éteint à Rabat en 1995. Lorsque Pivot l’avait interrogé sur son usage du français pour l’écriture, Mohammed Khaïr-Eddine avait répondu d’un mot d’esprit toujours d’actualité : «On peut fonctionner dans toutes les langues, actuellement. La seule condition est la suivante : de savoir le faire. C’est tout.»
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO