Maroc

Raony Cabral Silva : “La volonté politique est essentielle au développement d’une industrie agroalimentaire”

Raony Cabral Silva
Consultant en stratégie opérationnelle dans le secteur financier et expert à «Je m’engage pour l’Afrique».

L’Afrique est par excellence la région des ressources naturelles, notamment agricoles. C’est le cas, par exemple, de l’Afrique de l’Ouest, première exportatrice de cacao et de noix de cajou, mais qui transforme très peu ces produits. Pour Raony Cabral Silva, consultant en stratégie opérationnelle dans le secteur financier et expert à «Je m’engage pour l’Afrique», il faut d’abord résoudre l’équation de la volonté politique. Interview.

Pouvez-vous nous faire le point sur l’état de l’industrie agroalimentaire en Afrique de l’Ouest ?
L’industrie agroalimentaire en Afrique de l’Ouest n’en est encore qu’au stade préliminaire. En effet, on constate des signes qui tendent à faire penser que certaines industries se structurent (baisse des ventes de fèves de cacao en contrepartie d’une hausse des ventes de ses produits dérivés), mais le potentiel est encore largement sous-exploité car si le volume des produits agricoles transformés augmente, la part dans les exportations stagne.

Quelles sont les ressources dont dispose la région et qui peuvent y être valorisées ?
La Région Afrique de l’Ouest dispose de nombreuses ressources agricoles pouvant être valorisées. La première est la superficie de ses terres arables: avec 85 millions d’ha, ces dernières constituent la 5e réserve au monde. Ensuite, il existe une longue liste de matières premières agricoles produites dans la région et donnant accès à des marchés importants lorsqu’elles sont transformées. Deux exemples. Le premier concerne la noix de cajou ou anacarde. Selon les données de la FAO, l’Afrique de l’Ouest est le 1er producteur de noix de cajou non décortiquées (43% de la production mondiale). Ce qui représente 80% des exportations de noix non décortiquées sur un marché de 2 Mds de dollars. Dans le même temps, la région ne représente que 3% des exportations de noix de cajou écalées (décortiquées) sur un marché de 5 Mds de dollars. Cela signifie donc qu’en décortiquant les noix de cajou localement, l’Afrique de l’Ouest pourrait avoir accès à un marché 2,5 fois supérieur.

Qu’en est-il du second exemple ?
Le deuxième exemple concerne le cacao. La Région Afrique de l’Ouest représente 60% de la production mondiale de fèves de cacao. Lorsqu’on s’intéresse à sa chaîne de transformation, on se rend compte qu’à chaque étape, la région représente une part de marché de moins en moins importante. À l’étape brute de la fève, l’Afrique de l’Ouest représente 63% du marché mondial. Mais ce pourcentage tombe à 33% à l’étape de la pâte et 12% à celle du beurre de cacao. Lorsqu’on arrive aux produits cacaotés, elle ne représente que 1% du marché. La région représente donc 63% d’un marché de 9 Mds de dollars et seulement 1% d’un marché de 30 Mds de dollars alors même qu’elle est le principal producteur de la matière première alimentant cette filière.

À quoi est dû le retard pris par la Région dans l’industrie agroalimentaire ? Manque de financement ou de volonté politique ?
Même si les difficultés de financement dans la région ne peuvent être niées (captation insuffisante de l’épargne, faible profondeur de marché, tension budgétaire, …), la volonté politique reste le prérequis essentiel au développement d’une industrie agroalimentaire ; en particulier lorsqu’on imagine une industrie régionale car c’est l’échelle pertinente. En effet, une des raisons qui expliquent, justement, les difficultés de financement est que les projets industriels sont pensés dans une perspective nationale, avec, éventuellement, une volonté d’expansion régionale à long terme, qui n’offre pas la possibilité de produire des volumes suffisants pour être compétitif. L’échelle régionale offre cette possibilité. Or, il est impossible de s’inscrire dans une industrialisation à l’échelle régionale sans une volonté politique qui fait le pari de céder une part de souveraineté pour mutualiser les investissements, mettre en commun les actifs et instaurer une gouvernance qui assure l’équité dans la répartition des bénéfices. Il ne faut pas oublier, et ce n’est pas anodin, que la politique agricole de la CEDEAO (ECOWAP) est fondée sur le principe de subsidiarité selon lequel «la compétence nationale est la règle, la compétence communautaire, l’exception». Il faut changer de paradigme afin que l’exploitation régionalisée des actifs agricoles, par la création d’une industrie régionale, soit la règle et non l’exception.

Que préconisez-vous pour l’essor d’une véritable industrie agroalimentaire en Afrique de l’Ouest ?
Comme nous l’avons vu, la création d’une industrie régionale agroalimentaire en Afrique de l’Ouest passe tout d’abord par un changement de paradigme politique. Une fois ce prérequis obtenu, il faut s’interroger sur les filières pertinentes à exploiter. Pour ce faire, il faut appliquer une matrice de décision intégrant les paramètres économiques (avantages compétitifs, taille du marché, rentabilité, …), sociaux (volume d’emploi pouvant être créé, niveau de revenu attendu, couverture sociale potentielle, …) et environnementaux (techniques de production, optimisation des ressources, impact sur la biodiversité, durabilité, …). Cette matrice permettrait la sélection de trois à cinq filières qu’il serait pertinent de développer. Une fois ces dernières identifiées, elles doivent être organisées autour de syndicats réunissant les pays producteurs concernés. Ces syndicats seront chargés de garantir les intérêts des pays et des populations dans le processus d’industrialisation. Pour le volet opérationnel, il est nécessaire de créer des entreprises régionales sur le modèle Airbus qui joueront le rôle de pierre angulaire de la filière concernée en créant de l’activité économique par le biais de la sous-traitance vers les PME/TPE. Enfin, cette industrie agroalimentaire doit s’incarner autour de pôles agricoles de transformation, spécialisés par type de production et localisés dans les espaces, essentiellement les zones rurales, jusqu’ici restés en marge de l’essor économique régional.

Abdellah Benahmed / Les Inspirations ÉCO



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