Culture

Lilya Ennadre : “Ma mère, Dalila, était une porte-parole du peuple marocain”

Dalila Ennadre s’est éteinte ce 14 mai à tout juste 53 ans, laissant derrière elle une œuvre aussi inspirante que nécessaire, aussi politique que poétique. Elle avait un don avec l’image et les mots, avec les gens dont elle savait écouter les histoires et les mettre en avant. L’humain avant tout, ses documentaires donnaient la paroles aux oubliés puisqu’elle avait le don de voir ce qu’on ne voyait pas. D’«Idoles dans l’ombre» à «El Batalett, Femmes de la médina» en passant par «Fatima, une héroïne sans gloire» ou encore «Des murs et des hommes», Dalila Ennadre a marqué tout ceux qui ont croisé son passage, sa caméra, son sourire. À cette battante emportée par la maladie, sa fille Lilya, 16 ans, a tenu à lui rendre un dernier hommage. Pour que le monde ne l’oublie pas.

Elle avait un don pour la rencontre avec les gens et cela se ressentait dans son travail. Comment s’imposait à elle ses sujets ?
Elle trouvait l’inspiration lors de voyages, et plus particulièrement lors des rencontres faites en voyage. Elle partait souvent dans un dispositif itinérant qui lui permettait d’explorer des régions pour des causes, et dans ce contexte d’enchainer les rencontres et de trouver le cadre de ce qui allait mobiliser toute son énergie personnelle, son documentaire. Elle avait en effet un don pour que les gens lui racontent leur histoire. Elle était si douce à l’écoute et naturelle que les personnes lui parlaient en toute sincérité et confiance, comme à une sœur. Elle s’asseyait là où la personne s’asseyait, elle mangeait ce que la personne mangeait, elle dormait là où la personne dormait, elle vivait comme eux parce qu’elle était accueillie comme un membre de la famille. C’est après ce travail d’écoute, échange et collecte de paroles, que le sujet trouvait en elle son chemin, puis sa forme…

Comment vivait-elle une préparation de tournage, un tournage ?
En premier lieu, elle passait beaucoup de temps à échanger avec les gens, il était évident pour elle que le film est un moyen de porter leur parole ; elle recueillait leur parole en ce sens pour que le film le porte. Avec elle, les gens retrouvaient leur importance, ils étaient en confiance avec elle. Elle s’intéressait toujours aux plus miséreux, aux oubliés de la parole qui n’envisageaient jamais d’être payés. Oui, enfin quelqu’un leur donnait la parole, ma mère savait leur importance et leur valeur. Elle accordait beaucoup d’importance à l’image. Elle tenait à ce que l’image soit saisissante de beauté, que l’image soit le support d’une pensée sensible. Elle vivait la préparation du tournage comme une préparation spirituelle, elle se préparait à mobiliser toutes ses forces, toute son attention. Elle était consciente en particulier sur place le jour du tournage qu’il lui fallait saisir ce qui allait se manifester au moment du tournage, un moment magique comme un moment de grâce.

Quelle était sa grande force ?
Tout d’abord son engagement personnel et un magnétisme lumineux, ce qui fait qu’elle était très présente, même en restant derrière la caméra. Elle était force à la fois dans l’écoute et dans la présence : son travail se basait sur le respect de l’autre et on la sentait derrière la caméra. Elle était une extraordinaire combinaison d’humanité et de spiritualité et savait allier des contraires : une puissance et une délicatesse dans son art. Elle combinait une grande exigence dans son travail et une grande humilité personnelle. Elle était aimée pour sa personne autant que pour son travail.

Comment arrivait-elle à être aussi juste dans sa façon d’aborder les sujets, l’humain, la femme, le Marocain, le pauvre ?
Elle avait été tout cela et comprenait dans son corps, dans son âme : humaine, femme, Marocaine, pauvre. Elle était de tous les combats où il fallait capturer une parole pour aider à rendre justice mais elle le faisait avec justesse et délicatesse, ce qui donnait beaucoup de force à ses films. Elle était dans le juste parce qu’elle était universelle dans sa façon de voir le monde. Elle choisissait ses personnages parmi les humbles à qui elle rendait hommage et elle leur offrait les moyens de révéler toute leur beauté, leur force dans la fragilité de leurs conditions, leur grandeur. Elle était attentive non seulement aux paroles et parfois avec beaucoup d’humour mais aussi aux «gestes qui parlent», aux «silences qui parlent». Elle ne s’imposait pas. Elle se gommait, elle se mettait à l’écoute ; attentive et en retrait toute consciente de l’importance de la démarche et de la valeur de l’autre, telle qu’elle était dans l’ensemble de sa vie, soucieuse de sortir la lumière de celui qu’elle écoutait ; soucieuse de s’effacer pour donner la parole à l’autre dans le film. Elle était connue dans la famille pour être très observatrice. C’est depuis toujours qu’elle avait appris à observer avant de parler, d’être très à l’écoute du message de chacun, à percevoir leur personne avec une grande justesse.

Est-ce qu’elle ramenait avec elle son travail dans sa vie de tous les jours ? Comment arrivait-elle à sortir d’un documentaire après l’avoir tourné ?
En voyage, elle m’appelait plusieurs fois par jour et quand elle rentrait de tournage, elle reprenait immédiatement son rôle de maman et retrouvait avec plaisir le rythme de la maison, en particulier retrouver les repas à table ensemble dans l’échange : nous parlions beaucoup, je lui racontais ma journée, elle m’écoutait, me conseillait, et après, elle me racontait son travail et nous échangions aussi dessus.C’est vrai aussi qu’elle était habitée de son oeuvre en permanence comme beaucoup de réalisateurs, dans son quotidien, ses pauses repas et ses conversations avec ses proches. Elle s’endormait sur la conception et se réveillait avec des résolutions et des intuitions. La majorité des moments que nous vivions à observer le monde, la vie, les gens, étaient matière à nourrir cette réflexion qu’elle portait en elle, sur son film en cours ou ses films à venir. Elle était habitée par les causes qu’elle défendait. Elle gardait contact avec les personnages de ses films, car les liens qu’elles créaient avec chacun d’eux était pour elle essentiel.

Qu’est-ce qui l’animait plus que tout et qu’aimait-elle le plus dans son travail ?
Ce qui l’animait le plus c’était être une bonne mère et aider les autres. Ce qu’elle aimait le plus dans son travail, c’était à une fluidité qui donne au film un caractère d’évidence. Plus qu’elle n’aimait défendre ses causes, elle était profondément attachée à ses rencontres et ses échanges avec les personnages de ses films. Je me souviens de l’excitation avec laquelle elle me racontait ses premières rencontres. Elle aimaitle moment où l’ensemble de la trame reflétait son message général, et tout le travail pour nourrir et enrichir cette trame.

Pourquoi a-t-elle choisi de tourner la majorité de ses films au Maroc ?
Pour aider le peuple marocain et en particulier les femmes au Maroc et aussi simplement par fidélité à ses racines. Tout en étant également profondément attachée à la France, ce pays qui l’avait accueillie (je précise qu’ayant été orpheline jeune, elle était pupille de la Nation).

Sur quoi travaillait-elle ou sur quoi voulait-elle travailler ?
Elle était véritablement une porte-parole du peuple marocain. Elle se souciait particulièrement de défendre le droit des femmes au Maroc. Les sujets des films qu’elle comptait encore aborder étaient ceux qui la touchaient intimement et qu’elle trouvait nécessaire de développer davantage : des sujets de réflexion sur la double-identité pour véhiculer le message d’une universalité planétaire et des sujets de réflexion sur l’amour universel. Son dernier film (pas encore sorti) parle de l’écrivain et poète français Jean Genet, qui choisit de finir sa vie au Maroc, à Larache, un film de réflexion sur l’au-delà. Je trouve poétique que son dernier film soit une réflexion sur l’Au-Delà.


Carte de visite

Dalila Ennadre est une réalisatrice, monteuse, chef opératrice, chargée de production et productrice. Née le 12 août 1966 à Casablanca (Maroc), elle grandit en France. De 1985 à 1996, elle séjourne successivement en Guyane, en Allemagne, au Maroc et à Montréal. Pendant cette période, elle travaille comme chargée de production sur des séries TV ou des films institutionnels. En 1987, elle réalise «Par la grâce d’Allah» un premier documentaire, puis en 1994, Idoles dans l’ombre. De 1996 à 1999 elle intervient dans le travail de «Les yeux ouverts» comme chargée de production et comme monteuse, notamment sur «La Ballade des sans papiers» en 1997 et «Nous retournerons un jour» en 1999. Cette même année elle réalise «Loups du désert».Elle étudie le cinéma en autodidacte et opte pour la réalisation de films documentaires, consacrés notamment à des portraits de femmes et à leur quotidien.



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