Simon Abkarian : “Pour l’Occident, on vient tous de «là-bas» !”
Après avoir fait le bonheur du Théâtre Soleil en 2018 et sillonné la France, «Le Dernier jour du jeûne» de Simon Abkarian investit le Théâtre de Paris du 3 avril au 14 juin prochains.
Comment s’est manifestée la nécessité de raconter cette histoire ?
C’est venu avec «Pénélope ô Pénélope» (premier volet de la trilogie). J’ai écrit cette histoire parce que je voulais, par le biais de l’histoire de ma mère, raconter la situation des femmes du Moyen-Orient, de la Méditerranée. Je ne pouvais pas m’abstenir de raconter comment elle en est arrivée là. C’est aussi parce qu’on ne peut pas ne pas se faire l’écho du monde dans lequel on vit, de tout ce qui se passe en Syrie, chez les Kurdes, en Libye et en Afrique de manière générale. On n’en parle pas beaucoup, mais l’Afrique du Nord, la Méditerranée, cette région du monde ne nous envoie pas de bons signes. Et cela a été confirmé par toutes les guerres qui se sont passées ou qui sont en train de se passer. Inconsciemment ou non, j’ai voulu me faire l’écho de cela.
Il n’y a pas de lieu. L’histoire peut se passer à Beyrouth, Tanger ou Athènes. Pourquoi cet ailleurs indéfini ?
Pour l’Occident, on vient tous de «là-bas»! Personne ne quitte son pays de plein gré. C’est un rappel au statut des réfugiés. La manière dont on traite les réfugiés aujourd’hui, cet accueil au compte-gouttes relève d’une forfaiture absolue. Le gouvernement français a le don de faire des choses horribles et de les faire en cachette. Au moins, Trump agit ouvertement. J’ai connu l’exil, la guerre, la séparation et j’ai tenu à partager mon histoire, mes histoires, celles des gens que j’ai connus, que j’ai aimés, que j’ai côtoyés. Les femmes ont joué un rôle clé pendant la guerre au Liban. C’est comme ça que je l’ai vécu. Pendant que les hommes cassaient le pays, les femmes sauvaient des vies, sauvaient ce qui pouvait être sauvé.
On sent cette urgence dans votre travail. Est-ce le fait d’être Arménien, d’avoir vécu au Liban, d’avoir connu la guerre, de traîner ces bagages… ?
Oui, je pense qu’on est constitué de son histoire, ce que l’on est, nos voyages, ce que l’on a subi, souffert, offert, nos manques. Je ne fais pas fi de mes origines, de mon histoire, de ma migration, de mes exils. Le tout est d’en faire quelque chose. Si on n’en fait rien, ça empoisonne. Moi, j’ai besoin d’en faire une histoire, un film, une chanson, d’en faire une discussion. Même discuter. Parce que je pense que quand on ne le dit pas, c’est perdu. On est tout ce qu’on a vécu. Avoir été à la préfecture, avoir le sentiment de quémander une carte de séjour, et quand je dis quémander je pèse mes mots. Parce que même quand on a tous les papiers, il manque toujours quelque chose. Ne pas nier l’accueil qu’on nous réserve aussi, derrière. Tout ça, tous ces obstacles que nous vivons, nous, immigrés, exilés même si aujourd’hui on dit migrants, qui sont dressés pour décourager les demandeurs d’asile. Et de l’autre côté, il y a un vrai esprit d’accueil en France. On ne peut pas le nier. Donc toutes ces contradictions sont en moi, dans mon travail. Mais aussi le rapport aux hommes, aux femmes, aux mots, au langage, à la poésie, au trivial. Mon langage est fleuri. Il choque. Mais le monde est constitué de ça, il n’est pas beau tout le temps. C’est même salutaire.
» Je ne fais pas fi de mes origines, de mon histoire, de ma migration, de mes exils. Le tout est d’en faire quelque chose ».
Vous jouez, vous mettez en scène, vous écrivez. Comment trouvez le temps pour tout cela, et comment opérez-vous les choix de création, artistiques ?
Plus que des choix, ce sont des obsessions à un moment donné de notre vie. Ce qui m’obsède en ce moment… c’est le tragique. J’aime la tragédie et écrire pour les femmes et les filles. C’est ce qui me taraude en ce moment. Je pense que cela va durer un bout de temps. Le temps je le trouve. Quand on veut faire quelque chose, quand on veut voir quelqu’un, répondre à quelqu’un, on trouve toujours le temps. Si vous ne le faites pas de suite, c’est que la personne qui vous appelle ou la chose qui vous interpelle n’est pas si importante que cela à ce moment-là de votre vie. Ce n’est pas dénigrer la personne, le sujet abordé, c’est juste qu’il y a des choses qui vous tiennent davantage à cœur, prennent au corps à ce moment-là de votre vie. Comme disent les Anglais, «The clock is ticking», je ne peux pas attendre que le fruit tombe dans ma bouche. C’est une nécessité de le faire, un besoin. J’ai besoin de raconter ces histoires-là. J’ai toujours un bloc-note sur moi, j’écris constamment. Il faut avoir des heures précises, se lever tôt, écrire de telle heure à telle heure. Quand je dois mettre de l’ordre dans mes idées, je dois m’isoler, m’enfermer quelque part, me couper de tout pour écrire.
« J’aime la tragédie et écrire pour les femmes et les filles. C’est ce qui me taraude en ce moment ».
Vos histoires sont d’une poésie à la fois belle et triviale. Savez-vous toujours où vous allez quand vous écrivez ?
Non. Je sais pourquoi j’écris, je sais l’histoire que je veux raconter. Mais à l’intérieur de cela, comment cela s’articule, non. La première pièce que j’ai écrite est partie d’une image, d’une femme assise sur une machine à coudre. Je ne sais ce qui va se passer à l’intérieur d’une histoire. C’est porter aussi plusieurs personnages à bout de bras. L’auteur ne doit pas être un porte-parole; chaque personnage doit être son propre porte-parole. Des fois, j’écris mes positions politiques et j’enlève quand je trouve que c’est trop. Au théâtre, on raconte des histoires, ce n’est pas une arène politique.