Répartition de la charge fiscale : entre taux affiché et iniquité perçue

Par Rida BELAHOUAOUI
Enseignant chercheur, EMSI Marrakech
Le Maroc poursuit sa réforme fiscale dans le cadre d’un programme s’étalant sur quatre ans (2023-2026), conformément aux orientations définies par la loi-cadre n° 69-19. Cette réforme vise principalement à instaurer un système fiscal à la fois plus efficace et plus équitable.
Sur le plan de l’efficacité, les recettes fiscales constituent historiquement la principale source de financement du budget général de l’État. En 2025, elles devraient atteindre 329,7 milliards de dirhams, soit environ 90% des recettes ordinaires du budget général. Depuis le lancement de la réforme, ces recettes ont enregistré une hausse significative de 42,8% par rapport à 2022.
Cependant, l’équité fiscale demeure un défi structurel. La répartition des recettes montre une forte dépendance aux impôts indirects, qui représentent 44% des recettes fiscales, contre 42% pour les impôts directs et 13% pour les droits de douane et d’enregistrement.
Les recettes fiscales reposent essentiellement sur trois principaux impôts : la TVA, l’IS et l’IR. La TVA constitue la première source de revenus fiscaux avec 33% des recettes totales (soit 108,8 milliards de dirhams), suivie de l’IS à 22% (74,1 milliards de dirhams) et de l’IR à 18,5% (61 milliards de dirhams). Cette structure fiscale révèle une forte dépendance aux impôts sur la consommation, au détriment des impôts sur l’investissement et la production. En d’autres termes, l’économie marocaine repose davantage sur la consommation que sur l’investissement productif, ce qui pose un enjeu majeur en matière d’équité et de redistribution de la charge fiscale.
La pression fiscale en chiffres au Maroc
La pression fiscale est généralement mesurée par le ratio impôts/PIB. Selon l’OCDE, ce ratio s’établit à environ 30% au Maroc, un niveau relativement élevé comparé à d’autres pays africains.
Évolution des recettes fiscales
Les recettes fiscales du Maroc ont connu une augmentation significative ces dernières années, atteignant :
• 329,7 milliards de dirhams en 2025 (prévision)
• 280,4 milliards de dirhams en 2024
• 264,9 milliards de dirhams en 2023
• 230,9 milliards de dirhams en 2022
Ainsi, entre 2022 et 2025, les recettes fiscales ont enregistré une progression de 42,8%. Cette augmentation s’explique principalement par la réforme fiscale progressive déployée entre 2023 et 2026, qui vise à optimiser le recouvrement fiscal et à renforcer l’assiette imposable.
Entretemps, le ratio impôts/PIB au Maroc a évolué de manière significative. En 2021, il était de 27,3 %. En 2022, il a atteint 30 %, soit une augmentation de 2,7 points de pourcentage en un an. En comparaison, la moyenne des 36 pays africains figurant dans la publication «Statistiques des recettes publiques en Afrique 2024» s’élevait à 16% en 2022, avec une progression plus modeste de 0,5 point de pourcentage entre 2021 et 2022.
Entre 2013 et 2022, le ratio impôts/PIB au Maroc a augmenté de 4 points de pourcentage, passant de 26% à 30%. À l’échelle africaine, la moyenne a progressé de 1,1 point, de 14,9% en 2013 à 16% en 2022. Depuis 2000, le ratio impôts/PIB le plus élevé au Maroc a été de 30% en 2022, tandis que le niveau le plus bas a été enregistré en 2000 avec 20,3%. Ces chiffres mettent en évidence la croissance rapide de la pression fiscale au Maroc par rapport à la moyenne africaine, ce qui reflète à la fois l’élargissement de l’assiette fiscale et l’impact des réformes engagées pour améliorer la collecte des impôts.
Cependant, le véritable enjeu ne réside pas uniquement dans le niveau de la pression fiscale de 30%, mais plutôt dans la manière dont cette charge est répartie entre les différentes catégories de contribuables marocains.
Distribution de la charge fiscale entre les différentes catégories de contribuables
L’enjeu majeur du système fiscal marocain ne réside pas uniquement dans le niveau de la pression fiscale, mais dans sa répartition inégale entre les différentes catégories de contribuables. L’analyse des principaux impôts – TVA, IS et IR – met en évidence une forte concentration de la charge fiscale sur une minorité d’assujettis, accentuant ainsi les inégalités et les risques d’évasion fiscale.
Selon les statistiques des dernières Assises nationales sur la fiscalité de 2019, la répartition des recettes de la TVA révèle une asymétrie importante, 7,4% des assujettis contribuent à hauteur de 90% des recettes de la TVA. 86% des entreprises assujetties à la TVA déclarent des résultats nuls ou créditrices, ce qui soulève des interrogations sur d’éventuelles stratégies d’optimisation fiscale ou de fraude.
80% des recettes de la TVA proviennent du taux normal de 20%, confirmant une dépendance du système fiscal aux impôts sur la consommation, qui pèse davantage sur les ménages et les petites entreprises. Ces données illustrent un système fiscal où la charge de la TVA repose principalement sur un nombre restreint d’acteurs, tandis que de nombreuses entreprises échappent à une contribution effective.
Le constat est similaire pour l’impôt sur les sociétés (IS), 76% des entreprises déclarent des résultats nuls ou déficitaires, et échappent ainsi à l’impôt. Seul 1% des entreprises financent 80% des recettes de l’IS, traduisant une concentration extrême de la charge fiscale sur une minorité de grandes entreprises. Cette répartition révèle une disparité entre les entreprises formelles et les structures bénéficiant de niches fiscales ou évoluant en partie dans l’informel.
L’impôt sur le revenu (IR) au Maroc pénalise principalement le travail plutôt que le capital. Avant 2025, le taux marginal d’imposition atteignait 38%, un niveau élevé pour les salariés. 73% des recettes de l’IR proviennent exclusivement des revenus salariaux et assimilés, alors que les autres catégories de revenus contribuent faiblement. Les recettes de l’IR sont réparties sur cinq grandes catégories de revenus :
• Revenus salariaux et assimilés (dominants)
• Revenus professionnels
• Exploitation agricole
• Revenus et profits fonciers
• Revenus des capitaux mobiliers
Cette structure montre que les salariés supportent la majeure partie de la charge fiscale, tandis que d’autres sources de revenus, notamment les revenus du capital et certains revenus professionnels, contribuent de manière bien plus limitée.
L’ensemble de ces données révèle un déséquilibre fiscal majeur où une minorité de contribuables, entreprises comme particuliers, finance l’essentiel des recettes fiscales, tandis qu’une large partie échappe à une imposition effective. Ce déséquilibre est amplifié par la prédominance de la TVA et de l’impôt sur le travail, au détriment d’une fiscalité mieux répartie sur les différents facteurs de production et de revenus.
Les réformes progressives déployées : vers un système plus équitable
Depuis 2023, le Maroc a engagé une réforme fiscale progressive visant à unifier et rationaliser les taux d’imposition, tout en cherchant à améliorer l’équité fiscale et l’efficacité du recouvrement. Cette réforme, encadrée par les différentes Lois de finances entre 2023 et 2026, touche principalement l’impôt sur les sociétés (IS), la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et l’impôt sur le revenu (IR).
• La réforme de l’IS : vers une harmonisation progressive des taux
La Loi de finances 2023 a initié une réforme progressive de l’impôt sur les sociétés (IS), visant à unifier les taux sur quatre ans. Selon l’article 19 du Code général des impôts (CGI), le taux cible sera fixé à 20% pour l’ensemble des sociétés, tandis qu’un taux de 35% s’appliquera aux entreprises dont le bénéfice net atteint ou dépasse 100 millions de dirhams.
Bien que cette réforme vise à renforcer la collecte fiscale et à lutter contre la fraude, elle soulève plusieurs préoccupations en matière d’équité fiscale. En particulier, les TPME verront leur taux d’imposition passer pour certains de 10% à 20% d’ici 2026, ce qui risque d’alourdir leur charge fiscale et d’affecter leur compétitivité. Ces entreprises seront également appelées à contribuer selon leur capacité contributive, une mesure qui pourrait nécessiter un accompagnement pour éviter des pressions excessives sur le tissu entrepreneurial.
• La TVA : un recentrage sur la transparence et la lutte contre la fraude
La Loi de finances 2024 met en avant la nécessité d’une réforme de la TVA, compte tenu de son rôle central dans les recettes fiscales. Parmi les mesures phares introduites figure un nouveau régime de retenue à la source sur la TVA, inscrit dans l’article 117 du CGI.
Cette réforme vise à promouvoir la transparence fiscale et à lutter contre l’utilisation de fausses factures. Elle repose sur deux nouveaux mécanismes de retenue à la source, permettant une meilleure traçabilité des transactions et un renforcement du contrôle fiscal.
• La réforme de l’IR : un allègement fiscal progressif pour les contribuables
En 2025, la réforme de l’IR introduira plusieurs ajustements visant à réduire la pression fiscale sur les revenus moyens et modestes :
– Diminution du taux marginal d’imposition, passant de 38% à 37%.
– Exonération de l’impôt pour les salaires inférieurs à 6.000 dirhams par mois, permettant d’alléger la charge fiscale des travailleurs aux revenus modestes.
– Revalorisation de la première tranche exonérée de l’IR, passant de 30.000 à 40.000 dirhams par an.
– Ajustements progressifs des taux d’imposition sur certaines tranches de revenus, ce qui pourrait entraîner une augmentation du salaire net pour certaines catégories de contribuables.
Ces mesures s’inscrivent dans une logique de justice fiscale, visant à atténuer la charge fiscale pesant sur les classes moyennes, tout en maintenant un niveau de recettes suffisant pour financer les dépenses publiques.
La réforme fiscale en cours traduit une volonté d’harmonisation des taux, de renforcement du contrôle fiscal et d’allègement progressif de la charge pour certaines catégories de contribuables.
Toutefois, son efficacité dépendra de la capacité de l’administration fiscale à assurer une meilleure répartition de l’effort fiscal, notamment pour les TPME et les salariés. L’enjeu principal reste donc de trouver un équilibre entre augmentation des recettes, attractivité économique et équité fiscale, afin de garantir un système fiscal plus équitable et adapté à la réalité du tissu économique marocain.