Multitâche ou multi-perte ? êtes-vous victime du piège numérique ?

Par Hiba Mabrouk
Professeure de philosophie. Fondatrice et CEO de MindBridge-Edtech
22h30, Casablanca. Allongé sur votre lit, vous tenez votre téléphone à la main, scrollant sans fin sur Instagram. Une vidéo de chat, une citation inspirante, une fake news, un reel de voyage, un live sur la guerre en Ukraine ou à Gaza… Et soudain, vous réalisez que vous êtes pris dans une boucle sans fin.
Le matin, vous vous réveillez et la première chose que vous faites est de consulter votre téléphone. Les notifications s’accumulent, vous jetez un coup d’oeil sur une vidéo qui fait le buzz de Brigitte qui baffe Macron, vous partagez et vous êtes déjà submergé avant même de sortir du lit. Il est 9h du matin, vous ouvrez votre ordinateur avec la ferme intention de commencer la journée efficacement, mais avant même d’ouvrir votre première tâche, une notification LinkedIn attire votre attention. Puis une autre sur WhatsApp. Ensuite, un email «urgent» sur Gmail. Et vous voilà pris dans une boucle de scroll incessant, passant d’une application à l’autre, sans réellement accomplir de travail concret.
Ce phénomène, connu sous le nom de doomscrolling, est devenu courant dans nos environnements professionnels. Une étude a d’ailleurs révélé que l’employé moyen consulte sa boîte mail 77 fois par jour, et passe environ 2,3 heures sur son téléphone pendant les heures de travail . 2,3 heures ! Énorme.
Le scroll, un réflexe pavlovien
Le scroll est devenu un réflexe, une habitude ancrée dans notre quotidien. Comme le chien de Pavlov salivant au son d’une cloche, nous réagissons instantanément à la moindre notification. Un «ping», et nous voilà les doigts crispés sur un enfer pavé d’interfaces claires et de UX trop bien pensés à faire défiler des contenus que nous n’avons pas choisis, que nous ne lirons pas vraiment, mais que nous devons voir… au cas où ! Et plus nous scrollons, plus nous renforçons ce comportement, créant une boucle sans fin.
Une répétition. Un cycle. On dirait presque du Sisyphe digital : sauf qu’au lieu de pousser un rocher, nous faisons défiler un fil d’actualité sans fond. Lui montait la montagne ; nous, on descend dans le flux. Lui savait que le rocher allait redescendre ; nous, nous savons que la prochaine notification va arriver. Et pourtant, chaque matin, on recommence. Car que se passe-t-il vraiment dans notre cerveau quand on scrolle ? On ne choisit pas. On se laisse guider.
LinkedIn nous sert du contenu «pertinent pour votre secteur», qui consiste en 80% de phrases comme : «J’ai appris 5 leçons de leadership…». Twitter nous offre des threads sur «le futur du travail à Bali» par des types qui n’ont jamais vu un vrai client. Ce n’est pas que nous lisons : nous consommons. Le scroll est devenu un geste alimentaire. Une grignote mentale. Le popcorn de l’angoisse.
Le piège du multitâche
Vous pensez peut-être que jongler entre plusieurs tâches est un signe d’efficacité. Que passer d’un mail à une réunion Teams, tout en répondant sur WhatsApp Pro et en consultant LinkedIn «juste deux minutes», relève d’une agilité moderne. C’est faux ! Ce que l’on appelle couramment «multitâche» chez l’humain est en réalité un neuro-mythe. Notre cerveau ne traite pas simultanément plusieurs tâches complexes : il bascule rapidement de l’une à l’autre, en consommant à chaque transition de l’énergie cognitive précieuse.
L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) le confirme : nous ne sommes pas multitâches, nous sommes mono-tâches rapides et fatiguables. Résultat : productivité en berne, erreurs en hausse, fatigue mentale assurée. D’autres études montrent que ce faux multitâche peut réduire la productivité jusqu’à 40% et accroître considérablement le stress.
En réalité, chaque interruption, chaque notification, chaque changement de tâche demande à votre cerveau un effort pour se recentrer, un effort invisible mais bien réel. C’est comme courir un marathon en faisant des sauts de haies toutes les trois minutes.
Et dans ce chaos attentionnel, le doomscrolling est maître. Il entraîne une surcharge informationnelle, une anxiété diffuse mais persistante, une baisse nette de la concentration. J’ai lu d’ailleurs sur HRreview que 44% des jeunes adultes reconnaissent que les réseaux sociaux ont eu un impact négatif sur leur santé mentale au cours de l’année écoulée. Là, on parle d’adultes. Je n’ose même pas imaginer les conséquences chez les enfants que je vois, chaque jour un peu plus jeunes, scroller sur YouTube dès l’âge de 4 ans avec cette même main fluide, ce même regard absent que les grands.
Peut-on scroller philosophiquement ?
La vraie question serait peut-être : peut-on résister ? Ou mieux : peut-on scroller avec conscience ? Marc Aurèle, dans ses «Pensées pour moi-même», écrivait : «Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être».
C’est là toute la sagesse d’un usage éthique du scroll. Oui, nous devons naviguer entre les plateformes. Mais pouvons-nous, parfois, nous en extraire ? Être là, vraiment là, dans une réunion, sans tab-switcher vers ChatGPT pour «voir un truc vite fait» ? Accéder à un scroll stoïcien. Un scroll tempéré. Un scroll qui dit : Je suis maître de moi-même. C’est vrai que scroller nuit au travailler, mais ça peut aider à le supporter. Il serait tentant de conclure par une tirade fataliste : nous sommes tous piégés, le scroll nous dévore, le monde est une matrice d’écrans où nos pouces sont les véritables patrons. Mais soyons honnêtes : parfois, scroller nous sauve aussi. Il nous détend. Il nous fait rire. Il nous donne des idées. Il est tel un hamac mental. Alors peut-être qu’il ne s’agit pas de diaboliser le scroll, mais de le penser.
De ne pas le vivre comme une fatalité, mais comme un objet philosophique à part entière. Une métaphore moderne de notre rapport au temps, à l’information, et à nous-mêmes. Et si demain, vous croisez un collègue en train de scroller sans fin sur son téléphone, ne le jugez pas trop vite. Il n’est peut-être pas distrait. Il est peut-être juste… en train de méditer. À sa façon.
Des solutions pour reprendre le contrôle
Faut-il réguler le scroll comme un vice ? On régule bien l’alcool. On taxe le sucre. On interdit la clope dans les open spaces. Et pourtant, personne ne nous met en garde contre le doomscrolling. Celui qui commence par «je vais juste vérifier l’agenda» et finit trois quarts d’heure plus tard sur un article de «Harvard Business Review» intitulé : «Pourquoi l’ennui est un levier de performance».
Mais heureusement, lutter contre le doomscrolling n’est pas mission impossible, même pour les plus accros d’entre nous. Imaginez-vous en pleine soirée, le pouce prêt à glisser frénétiquement sur Instagram, quand, soudain, une petite voix intérieure vous rappelle à l’ordre : «Hé, ton sommeil réclame sa plage horaire !».
Vous décidez donc bravement de fermer tous les écrans une heure avant le coucher, il est d’ailleurs essentiel d’éviter les écrans au moins une heure avant de dormir, car la lumière bleue qu’ils émettent perturbe la production de mélatonine, l’hormone clé pour un sommeil réparateur et vous offrez enfin à votre cerveau ce repos digne d’une retraite monacale. Et si votre cerveau continue à réclamer sa dose d’agitation numérique ? Rien de tel qu’un peu de pleine conscience pour lui apprendre à ralentir la cadence. Quelques respirations profondes, une méditation rapide, et voilà que votre esprit, autrefois chaotique, devient calme comme un lac suisse.
Enfin, n’oublions pas la magie d’un environnement bien organisé.
Désactivez les notifications non essentielles, rangez votre espace de travail, et admirez comment le simple fait de cacher votre smartphone sous une pile de papiers suffit à désamorcer toute envie compulsive de scrolling. Car après tout, loin des yeux, loin du pouce !