La Gouvernance d’entreprise : remise en cause de la vision actionnariale et émergence de la vision partenariale
Par Nabaouia Idrissi
Enseignante-chercheuse à l’ISGA Casablanca, responsable du Master CCA.
Actuellement, la notion de gouvernance d’entreprise joue un rôle important dans la gestion des organisations et suscite un intérêt croissant parmi les chercheurs. Ce regain d’intérêt pour la gouvernance est lié principalement à la recherche de la performance au sein de l’entreprise. Il est important de souligner que les intérêts des actionnaires et des dirigeants peuvent parfois diverger, ce qui entraîne des conflits d’intérêts entre ces deux principaux acteurs.
Toutefois, compte tenu de cette relation d’agence, l’objectif de l’instauration d’un système de gouvernance au sein des entreprises est de limiter les divergences d’intérêt potentiels et le comportement opportuniste des dirigeants, et d’inciter ces derniers à faire «de leur mieux». Néanmoins, il existe deux modèles prédominants de gouvernance d’entreprise : le modèle actionnarial et le modèle partenarial.
Le modèle actionnarial de la gouvernance : une vision moniste de la firme
La gouvernance actionnariale puise ses origines dans la théorie de l’agence, soutenue initialement par Berle et Means, en 1932, et développée par Jensen et Meckling dans un article publié dans le journal of Financial Economics en 1976.
Pour ces auteurs, la relation d’agence est définie comme «un contrat par lequel une ou plusieurs personnes (le principal) a recours aux services d’une autre personne (l’agent) pour accomplir en son nom une tâche quelconque, ce qui implique une délégation de nature décisionnelle à l’agent». La relation d’agence prend la forme d’une séparation entre les fonctions de direction et de contrôle.
Cette relation n’est pas sans risque, elle peut poser des problèmes d’agence dans la mesure où les intérêts des dirigeants et ceux des actionnaires peuvent diverger. À cette fin, l’enjeu principal de la gouvernance est d’instaurer un système d’incitation et de contrôle afin de délimiter les comportements opportunistes des dirigeants et faire face aux conflits d’intérêts. Le modèle actionnarial orienté actionnaire appartient à l’approche financière de la gouvernance qui privilégie la maximisation de la valeur des fonds propres. Il considère que les actionnaires sont les seuls créanciers résiduels, et vise surtout à protéger leur intérêt et leur richesse. Ce modèle confère une position privilégiée aux propriétaires de l’entreprise par rapport aux autres partenaires.
Dans cette acceptation, le manager est l’agent des actionnaires, autrement dit, il est recruté et renvoyé par eux, et c’est à eux seuls qu’il faudrait rendre les comptes. Selon cette approche, l’entreprise est considérée comme un moyen de production de richesse et l’indicateur unique de performance et de création de la valeur est celui de la valeur actionnariale (Shareholder value). Néanmoins, cette vision moniste, fondée sur la création de valeur uniquement pour les actionnaires, reste restrictive du fait qu’elle ne prend pas en considération les intérêts de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.
Le modèle partenarial de gouvernance : une vision pluraliste de la firme
Nombreux sont les auteurs qui ont remis en cause la vision actionnariale de la gouvernance, et ont encouragé les pratiques de gouvernance moins concentrées sur les relations entre managers et actionnaires. Toutefois, plusieurs dirigeants considèrent la prise en considération des attentes des parties prenantes comme étant synonyme de coûts et de contraintes supplémentaires, dans un environnement où il faut avant tout fournir des efforts considérables pour accroître son efficacité et sa compétitivité.
En réalité, nous retrouvons encore très fréquemment exprimée la vision classique de ceux qui restent convaincus que la création de la richesse pour les actionnaires constitue la seule finalité des firmes, en éliminant tous les coûts inutiles à l’activité de l’entreprise. Or, la vision classique de l’entreprise comme un système fermé, cherchant uniquement à défendre ses propres intérêts face à la société, n’est plus possible.
Pour exister à long terme et se développer, l’entreprise ne peut faire l’impasse sur l’ensemble des parties prenantes (Igalens, 2012). Plusieurs auteurs ont remis en cause la vision actionnariale de la gouvernance, et ont encouragé les pratiques de gouvernance un peu moins unilatérales, c’est-à-dire relativement moins concentrées sur les relations entre managers et actionnaires.
Dans ce sens, les critiques de la théorie actionnariale de la gouvernance, centrée exclusivement sur la rentabilité financière, ont donné naissance à une vision plus élargie qui intègre les attentes de l’ensemble des partenaires de la firme. L’approche partenariale proposée par Charreaux, pour pallier les insuffisances du modèle actionnarial, s’appuie sur la théorie des parties prenantes. Elle favorise la création de valeur non seulement pour les actionnaires mais bel et bien pour les différentes parties prenantes de l’entreprise (actionnaires, clients, fournisseurs, salariés, dirigeants…).
Dans cette acceptation, l’entreprise est considérée comme un nœud de contrats entre les différents partenaires et il appartient au dirigeant de conclure et arrêter les contrats avec ces différents partenaires. Le rôle du dirigeant dans ce sens est de prendre en considération les attentes de chacune des parties prenantes de l’entreprise et de mettre en place une stratégie qui intègre, au moins en partie, les intérêts de chacun.
Dans cette vision, la gouvernance d’entreprise est l’ensemble des règles permettant à toutes les parties prenantes de s’assurer que les entreprises, dont elles sont partenaires, sont dirigées en conformité avec leurs propres intérêts. La performance de l’entreprise est mesurée dans cette approche par la valeur partenariale (Stakeholder value). Le modèle partenarial de la gouvernance est présenté comme une solution permettant de remédier aux asymétries informationnelles qui peuvent entraîner des conséquences fatales pour de nombreuses entreprises.
En outre, ce modèle contribue à créer un sentiment d’appartenance au sein de l’entreprise, ce qui limite considérablement les possibilités d’agir de manière opportuniste.
Néanmoins, en dépit de sa vision coopérative, le modèle partenarial n’est pas détaché de la gouvernance actionnariale. Il défend toujours les intérêts des actionnaires tout en prenant en considération l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.