Grande distribution contre moul l’hanout. vers une confrontation accrue ?

La grande distribution, en particulier alimentaire, connaît au Maroc un développement remarquable qui impacte très fortement la structure et la filière commerciale locale qu’elle contribue à réorganiser et à moderniser. Pour autant, si dans nombre de pays, et en particulier en France, l’avènement de la grande distribution a contribué à sonner le glas du petit commerce, il n’en va pas de même au Maroc où tout porte à croire que ce dernier n’est que faiblement affecté par la distribution moderne. Le petit commerce (autrement dit moul l’hanout) montre des facultés de résistance importantes qui lui permettent de survivre, voire de continuer de prospérer parallèlement au développement de la grande distribution. La forte résistance du petit commerce est d’ailleurs illustrée par une densité commerciale nationale élevée: plus de 27 magasins pour 1.000 hab. contre, par exemple, 11 en Turquie, 5 en France, 4 en Espagne et 3 en Allemagne.
Le petit commerce joue la proximité
Comment expliquer cette résistance du petit commerce local ? Il semble que l’on puisse mettre en avant d’une part les caractéristiques intrinsèques du petit commerce et, d’autre part, les relations de complémentarité qu’il entretient avec le commerce moderne. Le petit commerce se caractérise par un taux de service important au travers en particulier du célèbre «l’carnet» (carnet de crédit), du fractionnement des achats (possibilité d’acheter en très petite quantité) et du microcrédit qui renvoie au fait que l’épicier joue parfois le rôle de banquier en prêtant à ses clients des petites sommes d’agent (100 à 200 DH). Ces services s’apparentent à de véritables prestations sociales. Le petit commerce se caractérise également par des coûts opérationnels faibles. Les principes de base de sa gestion étant l’autodiscipline financière et la maitrise des charges d’exploitation. Autrement dit, moul l’hanout privilégie une gestion minimaliste et dépense très peu pour assurer la pérennité de son commerce. Au-delà, on pourra également évoquer un fonctionnement parfois à la limite de l’informel (main-d’oeuvre familiale non payée, absence de registre de commerce et, plus fréquemment encore, absence de patente). La relation de complémentarité grande distribution-petit commerce se joue à la fois sur les publics visés et les implantations privilégiées. La grande distribution marocaine (tout au moins à ses débuts) a visé le consommateur aisé à fort pouvoir d’achat (classes A, B et C+). Les hypermarchés comme les supermarchés se sont localisés prioritairement dans les quartiers à fort pouvoir d’achat. Le petit commerce se caractérise quant à lui par une occupation marquée des espaces traditionnels abandonnés par le commerce moderne. Il sert prioritairement la population des espaces urbains marginalisés et peu touchés par ce commerce moderne. Les résidents concernés ont généralement des revenus réduits, parfois aléatoires et ne disposent que très rarement de moyens de locomotion. Pour autant, depuis une dizaine d’années, la grande distribution a entamé un revirement stratégique qui devrait contribuer à modifier fortement les règles du jeu concurrentiel et impacter beaucoup plus durement le petit commerce.
La grande distribution repense sa taille
Le processus de revirement stratégique de la grande distribution se décline selon quatre grandes orientations :
♦L’arrivée de nouveaux entrants sur le créneau du petit commerce. l L’implantation, il y a une dizaine d’années, du hardiscounter BIM a constitué un tournant dans l’évolution et les stratégies dans la distribution moderne. BIM a privilégié l’ouverture de magasins de petite taille (en moyenne 300 m²), systématiquement localisés dans les artères secondaires. De ce fait, l’enseigne entre directement en concurrence avec le petit commerce traditionnel. À la suite de BIM, de nombreux nouveaux entrants (Costcutter, Leaderprice ou Openshop) se sont implantés au Maroc en privilégiant le format supermarché et supérette, ouvrant ainsi la voie à une confrontation directe avec moul l’hanout.
♦Le glissement de la GD des grandes villes vers les villes moyennes. Traditionnellement, la grande distribution s’est localisée dans les grandes villes (plus de 500.000 hab.). Encore aujourd’hui, 55% de l’offre nationale est localisée entre Rabat et Casablanca. Les nécessités du développement continu ont fait que ce seuil a connu des baisses graduelles au point qu’aujourd’hui, la grande distribution commence à s’attaquer aux villes moyennes où le pouvoir d’achat est plus faible et la classe moyenne moins nombreuse. Là encore, sur ces marchés longtemps protégés, la grande distribution se trouve en première ligne face au petit commerce, et ce, d’autant plus que cette grande distribution commence à densifier son réseau de supermarchés (Acima ou encore Carrefour Market)
♦L’évolution des formats de magasins et la «compactisation» des nouveaux formats. Le besoin de trouver des relais de croissance face à la saturation programmée du modèle de l’hypermarché a poussé les enseignes de grande distribution à développer des formats de magasins plus compacts, qui puissent intégrer la ville et les boulevards ainsi que les artères secondaires. Ainsi, Marjane Holding a lancé en 2014 «Xpress Market», puis en 2016 «Au top», un concept de proximité plus affiné qui ambitionne de concurrencer BIM. De ce fait, il est également en confrontation directe avec les épiceries traditionnelles. Label’Vie a également testé un concept novateur «d’ultra-proximité» et de services à l’enseigne Label’Shop puis Carrefour Express.
♦La multiplication des services en magasin. Face à l’avantage relationnel du petit commerce, la grande distribution s’est également lancée dans le développement d’une offre de services ad hoc. Le développement des cartes de fidélité avec facilités de paiement reste l’arme la plus efficace (cf. carte Al Faiz de Marjane ou les cartes Blue et Gold d’Aswak Assalam…). Au-delà de la carte de fidélité, de multiples services commencent à être offerts par les grandes enseignes (livraison à domicile, retour de marchandises ou, plus récemment, L’carnet d’Aswak Assalam…), autant de services qui réduisent l’avantage concurrentiel habituel du petit commerce.
Quelles marges de manœuvre pour le petit commerce ?
Les différents revirements que nous venons d’exposer montrent que les grandes enseignes «à visage d’épicerie» constituent maintenant une véritable menace pour le petit commerce. Autrement dit, les marges de manœuvre de ce dernier apparaissent relativement serrées. Elles peuvent globalement prendre la forme de 4 stratégies distinctes :
♦Une stratégie de dépannage qui prend acte du fait que les clients effectuent l’essentiel de leurs courses en grandes surfaces et ont recours au petit commerce dans le cadre d’une logique de dépannage. Dans ces conditions, l’assortiment proposé est choisi pour couvrir «un éventail de produits» à forte rotation qui relève du dépannage au quotidien. L’offre de l’épicerie traditionnelle apparaît alors directement complémentaire de l’offre de la grande distribution moderne.
♦Une stratégie d’ultra-proximité qui pousse, dans une logique de survie, le petit commerce à favoriser les implantations en bas d’immeuble et à être actif au centre d’une zone de chalandise limitée à l’immeuble ou tout au plus à la rue.
♦Une stratégie de service qui conduit le petit commerce, fort de sa capacité d’adaptation, à offrir des amplitudes plus larges, une relation ultra-personnalisée, la livraison à domicile, etc. et ce sur le modèle des chaînes de convenience store. La stratégie de services peut s’accompagner d’une stratégie d’innovation visant à fournir au fil des agendas des clients de petits services fonctionnels pensés pour les besoins de la vie urbaine et permettant de pallier le stress et de faciliter la vie du consommateur urbain.
♦Une stratégie de spécialisation qui amène l’épicerie à développer une offre sur des interstices non couverts par la grande distribution ou alors sur des créneaux où cette dernière nee dispose pas nécessairement d’un avantage compétitif important. Comme exemple de stratégie de spécialisation réussie, on peut citer le cas de l’enseigne Naït Hamou, qui s’est spécialisée dans les fruits et légumes frais et exotiques et qui connaît un réel succès à Rabat.
Camal Gallouj
Directeur à HEC Rabat Professeur à l’Université Paris 13 Sorbonne Cité