Propriété intellectuelle et accès aux médicaments : les exemptions ADPIC, une opportunité sous-exploitée

Alors que le Maroc tente de concilier protection des brevets et accès aux médicaments, des lois obsolètes et des contradictions institutionnelles sapent ses ambitions sanitaires.
Derrière les discours sur l’innovation, un système verrouillé préserve les intérêts des multinationales… au détriment des patients ! Un débat a été organisé récemment à ce sujet par la Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutiques (FMIIP), à l’occasion de la 6e édition des Pharma Day.
Il a porté sur l’équilibre entre protection des brevets pharmaceutiques et accès aux médicaments en Afrique, particulièrement au Maroc, révélant des tensions profondes entre impératifs économiques, sanitaires et juridiques.
Lors d’un panel, Dr Othoman Mellouk, responsable du programme de propriété intellectuelle et d’accès aux médicaments, et Mohamed El Saïd, professeur en commerce international et en droit de la propriété intellectuelle, ont exposé les défis posés par le système actuel de propriété intellectuelle (PI), tout en soulignant les opportunités et les pièges des réformes en cours. Analysons leurs arguments, les implications pour le Maroc et les pistes pour concilier innovation et santé publique.
Les flexibilités ADPIC : Un outil sous-utilisé
Dr Mellouk souligne que l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), de l’OMC, tout en instaurant des brevets sur les médicaments, intègre des mécanismes de régulation pour en limiter les abus. Des «garde-fous» qui incluent des critères stricts de brevetabilité — nouveauté, inventivité et application industrielle — ainsi que des procédures d’opposition permettant à des tiers de contester la validité des brevets.
Cependant, leur application diverge selon les législations nationales. L’Argentine et le Brésil, par exemple, rejettent les brevets sur les nouvelles indications thérapeutiques, jugées comme de simples découvertes et non des inventions méritant une protection.
En revanche, le Maroc, dont les critères restent imprécis, devient un terrain propice à l’evergreening, une pratique où les détenteurs de brevets prolongent artificiellement leur monopole via des modifications mineures des molécules.
Parallèlement, les pays les moins avancés (PMA), comme le Sénégal, bénéficient d’une exemption jusqu’en 2034 pour contourner les brevets pharmaceutiques, offrant une marge de manœuvre à des acteurs locaux. Bien que le Maroc, classé en pays à revenu intermédiaire, ne puisse pas en profiter, Dr Mellouk insiste sur la nécessité d’optimiser ses propres flexibilités légales.
Licences obligatoires : une réforme paralysée par des textes obsolètes
Dr Mellouk reconnaît un progrès symbolique dans la réforme marocaine liant la fixation des prix des médicaments à la menace de licences obligatoires en cas de désaccord avec les laboratoires. Néanmoins, il dénonce des lacunes structurelles qui en neutralisent l’efficacité. La procédure de licence obligatoire, soumise à un processus judiciaire pouvant s’étaler sur «trois ans», contraste avec les modèles administratifs rapides d’autres pays.
De plus, l’article 16 du Code de la pharmacie interdit l’enregistrement de génériques avant l’expiration des brevets, rendant les licences théoriquement inapplicables. S’ajoute à cela l’article 4 de l’AMM, qui exige des données originales pour homologuer tout médicament, bloquant même les génériques produits sous licence.
«C’est comme si pour protéger la maison de l’incendie, vous prenez un extincteur, vous le mettez dans une boîte avec un cadenas et vous donnez la clé au voisin», résume-t-il.
Pour dépasser ces contradictions, une refonte législative urgente s’impose : remplacer les licences «obligatoires» par des licences «d’office», décidées unilatéralement par le ministère de la Santé, et moderniser des textes vieillissants — notamment en fixant des taux de royalties préétablis pour éviter les contentieux.
L’exigence de royalties «raisonnables», non définies légalement, ouvre la porte à des litiges interminables, comme l’illustre Dr Mellouk : «Si on fixe 5% de royalties, on se retrouve au tribunal pour contester ce montant». Ces incohérences transforment la réforme en un outil théorique, incapable de répondre aux crises sanitaires. Sans ces ajustements, la réforme restera une promesse vide, incapable de briser les monopoles ou de stimuler la production locale.
Innovation vs. monopoles: le paradoxe des brevets dans un contexte global
Pr El Saïd replace le débat dans une perspective historique et systémique, rappelant que les brevets, conçus comme des «monopoles sanctionnés par l’État», devaient initialement stimuler l’innovation en échange d’une divulgation publique des savoirs.
Or, ce contrat social est aujourd’hui détourné : l’explosion des brevets portant sur des «améliorations incrémentales» — comme des modifications marginales de molécules existantes — ou sur l’evergreening (renouvellements abusifs de protections) alimente des monopoles sans progrès thérapeutique significatif. Une dérive qui, couplée à une crise mondiale des prix des médicaments, touche désormais même les pays riches, contraints de rationner des traitements vitaux (chimiothérapies, anticancéreux).
«Aujourd’hui, les brevets sont accordés massivement pour des innovations mineures, créant moins d’innovation mais plus de monopoles», déplore Pr El Saïd.
Pour l’Afrique, la réponse réside dans une politique industrielle proactive : durcir les critères de brevetabilité, systématiser les oppositions aux brevets abusifs par des ONG ou fabricants de génériques, et renforcer l’expertise locale au sein des offices de brevets, souvent fragilisés par des pressions extérieures et un sous-financement chronique. La participation citoyenne et l’inclusion des acteurs de la santé publique dans les processus décisionnels apparaissent comme des leviers indispensables pour rééquilibrer un système dominé par les intérêts privés.
Urgence d’une refonte législative : consultation et cohérence temporelle
Dr Mellouk alerte sur deux écueils majeurs compromettant l’efficacité des réformes : l’absence de consultation des parties prenantes et l’incohérence temporelle des mesures. Les décrets d’application prévus pour juin 2025 auraient été élaborés sans impliquer la société civile, les experts indépendants ou les producteurs locaux, risquant de perpétuer des lacunes techniques.
Par ailleurs, la durée d’un an des licences obligatoires décourage les investissements locaux : «Un producteur marocain a besoin de trois ans pour développer un générique. Une licence d’un an est inutile». Pour sortir de cette impasse, une refonte législative courageuse s’impose : remplacer les licences «obligatoires» par des licences «d’office» (décisions administratives souveraines), réviser l’article 16 du Code de la pharmacie pour autoriser les génériques sous licence, et instaurer un guichet unique interministériel.
À défaut, le Maroc restera dépendant des importations, malgré des avancées symboliques, et incapable de concrétiser sa stratégie d’autonomie pharmaceutique.
Un équilibre à réinventer
Le Maroc incarne les contradictions d’un système mondial où la propriété intellectuelle protège davantage les monopoles que la santé publique. Les propositions des experts — critères stricts de brevetabilité, licences d’office opérationnelles, collaboration régionale — dessinent une voie possible.
Cependant, leur mise en œuvre nécessite une volonté politique ferme, rompant avec des décennies de conformisme juridique. Quant à l’innovation, elle ne doit pas être un prétexte pour perpétuer des inégalités. Dans un contexte de crises sanitaires répétées, le temps des demi-mesures est révolu.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO