Grande distribution : la compétitivité se joue-t-elle dans la logistique ?

Une étude récente révèle les limites structurelles de la logistique dans la grande distribution au Maroc. Collaboration insuffisante avec les fournisseurs, inadéquation des compétences et gestion des stocks fragile compromettent la performance globale d’un secteur en pleine mutation.
Près d’une entreprise sur deux reconnaît travailler avec des relations fournisseurs sous-optimales. Ce constat, mis en évidence par l’étude des deux chercheurs de l’Université Hassan Ier, Chaimae Bakraouy et Abdelouahed Messaoudi, publiée dans l’«African Journal of Management Engineering and Technology», illustre l’ampleur des défis logistiques auxquels est confrontée la grande distribution.
Dans un marché en modernisation rapide, où les chaînes d’approvisionnement se complexifient et où les consommateurs deviennent plus exigeants, la logistique s’impose comme un facteur critique de compétitivité.
La collaboration fournisseurs au cœur des performances
Le premier enseignement de l’étude concerne la coopération avec les fournisseurs. 46,7% des entreprises jugent cette collaboration insuffisante, tandis que seulement un quart la considère très étroite. Or, les données sont claires, la collaboration fournisseurs explique 67,8% de la performance globale, confirmant son rôle de levier majeur.
Les entreprises qui entretiennent une coopération étroite affichent une performance nettement supérieure, avec 85% de résultats positifs sur les ressources humaines et 92% sur la gestion des stocks, contre à peine 45% et 58% pour celles en situation de collaboration insuffisante.
La dimension humaine ressort avec une acuité particulière. 94,3% des professionnels interrogés identifient l’inadéquation des compétences comme un problème critique, révélant une crise de formation qui fragilise la logistique à tous les niveaux. Le turn-over élevé, l’insuffisance de formation et le manque d’adaptation aux technologies sont cités comme des freins structurels.
Pourtant, 96,2% des répondants confirment que la formation produit un impact direct et mesurable sur la performance. En effet, malgré la reconnaissance du rôle stratégique du capital humain, l’investissement dans les compétences demeure insuffisant, soulignent les chercheurs.
Une gestion des stocks toujours instable
Autre point sensible, la gestion des stocks reste fragmentée. 71,4% des entreprises valident l’existence de dysfonctionnements dans ce domaine. Entre réapprovisionnement automatique (28,6%), gestion manuelle (23,8%) et systèmes hybrides (47,6%), l’absence de standards sectoriels se traduit par des coûts supplémentaires, des ruptures fréquentes et une réactivité limitée. Ces dysfonctionnements touchent directement l’expérience client, où retards et indisponibilités de produits génèrent des plaintes récurrentes.
L’étude montre qu’une collaboration étroite avec les fournisseurs réduit drastiquement ces risques, illustrant encore une fois le poids des relations inter-organisationnelles. Si l’expérience client obtient un taux de validation de 79,1%, elle reste marquée par de fortes disparités. Seules 28,6% des entreprises estiment la gérer correctement, tandis que plus de la moitié reconnaissent des performances moyennes. Les conditions de stockage et de transport ressortent comme déterminantes, avec un impact confirmé par la quasi-totalité des répondants.
La logistique n’est plus seulement une affaire d’efficacité opérationnelle, elle est devenue un facteur clé de fidélisation. L’étude identifie trois profils organisationnels distincts. Un premier groupe, représentant 28% de l’échantillon, adopte une approche intégrée avec des investissements technologiques substantiels et une orientation client affirmée. Un deuxième groupe, majoritaire avec 46%, évolue dans une logique intermédiaire où les pratiques restent variables et incomplètes.
Enfin, 26% des entreprises fonctionnent encore selon un modèle fragmenté, marqué par des relations fournisseurs défaillantes et une modernisation logistique limitée. Ces profils illustrent la diversité des trajectoires au sein du secteur et la difficulté d’harmoniser les pratiques.
Des coûts alourdis par des facteurs externes
Au-delà des enjeux organisationnels, les coûts logistiques sont directement affectés par les fluctuations des prix des matières premières, citées par 84,8% des répondants, et par des frais de transport élevés, mentionnés par 82,9%. Ces contraintes externes se conjuguent aux dysfonctionnements internes pour accentuer la pression sur les marges.
Selon l’étude, 78,2% des coûts supplémentaires sont liés à des dysfonctionnements systémiques plutôt qu’à des aléas conjoncturels, ce qui souligne la nécessité d’une réforme structurelle.
Comme le souligne un professionnel du secteur, «la problématique consiste aussi à apporter des solutions sur le foncier à prix accessible pour les opérateurs structurés et qui ont besoin de terrain zone logistique I8 sur plusieurs hectares. Seule la consolidation permettra d’écraser les coûts de la logistique qui pèse aujourd’hui 20% de la chaîne de valeur entre le producteur et le consommateur.»
Avis d’expert
Salaheddine Ait Ouakrim
Directeur général BLS Translines
L’inadéquation des compétences est aujourd’hui un vrai frein. On le vit tous les jours sur le terrain. Les principales lacunes concernent la maîtrise des outils digitaux, la planification avancée et l’approche analytique de la supply chain. Trop souvent, la formation reste théorique alors que le secteur a besoin de profils opérationnels capables d’utiliser un WMS, un TMS ou encore de piloter des KPI opérationnels.
Pour y remédier, je pense qu’il faut renforcer l’alternance entre universités et entreprises, et multiplier les partenariats avec des acteurs privés pour former sur des cas réels. La gestion des stocks, c’est le cœur de la promesse client. Quand on échoue, l’expérience client est directement impactée. Les outils que je considère prioritaires sont d’abord les WMS modernes, intégrés avec les ERP, mais surtout les solutions de prévision basées sur l’intelligence artificielle.
On a besoin de fiabiliser les données et d’avoir une visibilité temps réel sur les niveaux de stocks. Chez nous, par exemple, on mise beaucoup sur des WMS performants générant des tableaux de bord en temps réel et des contrôles croisés qui réduisent drastiquement les erreurs. La digitalisation est clairement le tournant. Mais il faut la voir au-delà du buzzword. Ce n’est pas juste installer un logiciel, c’est repenser les process, intégrer les flux d’informations et créer de la transparence.
Dans la grande distribution, la digitalisation permet de raccourcir les délais de décision, de mieux tracer les flux et de réduire le gaspillage. Elle apporte aussi une culture de la donnée, qui est encore trop faible dans notre écosystème.
Le potentiel est énorme. Le Maroc a les infrastructures portuaires, une position géographique stratégique et une main-d’œuvre compétente. Mais pour transformer cette ambition en réalité, il faut accélérer sur deux points : d’abord, mettre à disposition du foncier logistique à grande échelle et à des prix compétitifs pour permettre l’émergence de plateformes modernes. Et, ensuite, instaurer un vrai cadre incitatif à l’investissement privé. Si on fait ces pas concrets, je pense sincèrement que le Maroc peut devenir un hub logistique régional, voire continental.
Une enquête empirique au cœur du secteur
Pour étayer leurs résultats, les auteurs de l’étude se sont appuyés sur un questionnaire structuré administré à 105 professionnels de la grande distribution au Maroc, couvrant des fonctions clés allant de la logistique à la gestion d’approvisionnement.
L’échantillon présente une expérience moyenne de 8,5 ans, ce qui garantit un regard éclairé sur les réalités du terrain. L’outil de collecte comportait 84 questions réparties en quatre grands thèmes : collaboration fournisseurs, ressources humaines, gestion des stocks et expérience client.
Afin de réduire les biais, les chercheurs ont assuré l’anonymat des réponses et appliqué des tests statistiques rigoureux, notamment des analyses de corrélation et de régression multiple. Le seuil de validation a été fixé à 70%, conformément aux standards académiques.
Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO