Dominique Nouiga : “Aucun clivage social ne peut empêcher l’éclosion de talents artistiques”

Dominique Nouiga
Auteure
Vos deux personnages principaux suivent des voies différentes, l’une s’appuie sur le langage corporel, l’autre sur le langage politique. Pourquoi ?
Effectivement les voies que suivent mes deux personnages sont différentes. Pour Atika, son corps a été exposé à toutes les violences qui ont amputé son accès à la parole. Dans ses fantasmes et ses cauchemars, elle prendra tous les risques ; enfant, elle était déjà prédisposée à des jeux téméraires qui l’assimilaient à «la sauvageonne» de l’école, mais qui lui valent également la qualité d’une acrobate.
Ainsi est-elle «avant les mots» refusant tout effort de mémorisation. Elle est dans l’immédiat. Elle est certes un personnage suicidaire, mais aussi solaire. C’est par le corps qu’elle exprime sa revanche, et c’est par la voltige que plus tard «elle s’arrache à l’ingratitude du monde».
Ainsi prend-elle le pouvoir en mettant à l’envers le monde, en défiant la peur. Alors qu’Ichraq a vite compris que c’est par l’accès à la parole qu’elle acquiert un pouvoir, qu’elle se construit un bouclier face aux forces répressives de la société dans laquelle elle a grandi. Fille d’un père dogmatique et d’une mère malade psychiquement, son arme sera celle d’une culture qu’elle se forge. Sa tante, une cheikha, lui donnera toute la puissance transgressive et l’extravagance nécessaires à la construction de la formidable dramaturge qu’elle deviendra, associée, bien sûr, à celle d’une conscience politique.
Vous avez longuement rencontré les gens du cirque Shems’y, à Salé. Qu’en retenez-vous ?
Ce que je retiens de l’école du Cirque Shems’y est la qualité d’une formidable expérience artistique et sociale par l’intégration d’enfants nés pour se perdre et qui non seulement parviendront à sortir de leur précarité, mais à s’accomplir.
Il s’agit d’un véritable projet humain, fondé par Touraya Jaidi Bouabid, qui interpelle des metteurs en scène, chorégraphes dotés à la fois de qualités professionnelles créatrices et humaines. Ce cirque s’est hissé à un niveau élevé d’exigences. Il s’inscrit dans la mouvance du cirque contemporain rappelant les expériences des cirques Zingaro, Plume ou Archaos, avec lesquels on est confrontés à de véritables créations, exigeant des efforts remarquables en mesure de révéler une virtuosité physique et dramaturgique prodigieuse.
J’ai beaucoup appris en accompagnant ces jeunes capables de retrouver la confiance en eux et de se dépasser. Ainsi suis-je convaincue qu’aucun clivage social ne peut empêcher l’éclosion de talents artistiques.
Vous avez choisi de faire un roman soulignant l’espoir. Cet espoir vaut-il pour tout le Maroc ?
J’ai voulu éviter en écrivant ce roman de donner une vision misérabiliste de la société marocaine. Tout en restant lucide, ma priorité était de valoriser les acteurs ou plutôt actrices de cette aventure artistique, capables de se réaliser en dépit des difficultés sociales et familiales qu’elles doivent affronter.
Le contexte social, historique est la toile de fond qui peut constituer les zones d’ombre dans lesquelles évoluent mes personnages, mais qui forgent aussi leur courage à créer ces bulles de lumières incarnant l’espoir de s’en sortir. Loin de moi la prétention de généraliser cet espoir sur tout le Maroc, mais je crois que des initiatives similaires à celle du cirque Shems’y peuvent créer des identités porteuses de qualités, en mesure d’insuffler des valeurs fondamentales.
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO