Maroc

Ayoub Guemouria : “Gérer l’avenir avant qu’il n’arrive”

Ayoub Guemouria
Assistant de recherche à l’Institut international de recherche en eau de l’Université Mohammed VI Polytechnique

Assistant de recherche à l’Institut international de recherche en eau de l’Université Mohammed VI Polytechnique, Ayoub Guemouria est économiste et juriste. Autant de cordes qu’il ajuste à son arc : sur l’application de la pensée systémique, des techniques de modélisation et d’optimisation des systèmes complexes pour améliorer la compréhension des systèmes humains-naturels couplés à différentes échelles.

Pourquoi le Souss-Massa est-il un cas révélateur des limites des modèles traditionnels de gestion de l’eau au Maroc ?
Le Souss-Massa met en lumière les failles des modèles de gestion classiques qui se concentrent sur la technologie sans considérer les comportements humains. L’adoption du goutte-à-goutte, censée économiser l’eau, a paradoxalement encouragé l’expansion des surfaces irriguées, augmentant la pression sur les aquifères. C’est l’«effet rebond», que les modèles traditionnels ne parviennent pas à anticiper. La gestion actuelle est également trop sectorielle, ignorant les inégalités entre petits et grands agriculteurs, les risques environnementaux et les savoirs locaux.

Alors que le dessalement de l’eau de mer et la réutilisation des eaux usées soulage la pression sur certaines nappes stratégiques, elle est associée aux rejets de saumures et aux menaces d’intrusion saline avec un risque de pollution des écosystèmes marins, des nappes phréatiques et des sols en l’absence de dispositifs efficaces de régulation et de contrôle. Ce risque n’est pas suffisamment pris en compte dans les outils classiques de gouvernance hydrique.

Vous avez modélisé trois scénarios : inaction, intervention modérée et intervention forte. Lequel est le plus probable ?
Les scénarios ont été paramétrés à partir de données multisources (hydrologiques, climatologiques, agricoles, socio-économiques, institutionnelles), issues de rapports techniques, bases de données nationales (ABH, ORMVA, SRM,…), publications scientifiques et d’enquêtes de terrain qualitatives. Un scénario d’intervention forte pourrait stabiliser les ressources en eau à long terme. Il impliquerait des mesures comme la limitation du pompage, une taxation de l’eau et une révision des subventions agricoles pour favoriser les cultures moins gourmandes en eau.

Cependant, sa mise en œuvre est difficile car elle nécessiterait des changements institutionnels et sociaux majeurs. Le scénario d’intervention modérée décrit la situation actuelle : il inclut des mesures ciblées comme le dessalement et l’irrigation localisée, mais ne suffit pas à inverser la tendance d’épuisement des nappes avec la persistance d’une exploitation non durable des ressources. Ce scénario n’est pas une solution à long terme, mais plutôt une étape de transition. Son efficacité est limitée par le manque d’implication des usagers et par une gouvernance trop centralisée. Sans une évolution vers une gouvernance plus systémique et participative, des crises socio-écologiques sont inévitables.

Le scénario d’inaction mènerait à une situation critique dès la prochaine décennie, avec l’effondrement des niveaux d’eau. Bien que politiquement peu soutenable, ce scénario est partiellement reproduit dans la réalité par l’effet cumulatif de plusieurs facteurs : faible capacité institutionnelle de régulation, asymétries territoriales, inadéquation des instruments juridiques à la complexité locale, et fragmentation des politiques publiques entre secteurs hydrique, agricole et énergétique.

Quelles décisions politiques ou économiques faudrait-il prendre dès maintenant ?
Il faut réformer la gouvernance en favorisant la coordination intersectorielle entre les ministères et les agences. Pour enclencher un scénario de durabilité, plusieurs décisions politiques et économiques doivent être prises sans délai et reposer sur une compréhension systémique des interactions entre les facteurs hydrologiques, institutionnels, socioéconomiques et comportementaux, telle que proposée par l’approche de la dynamique des systèmes.

Il est tout d’abord nécessaire de substituer la logique technocratique de l’optimisation hydraulique à une culture de planification adaptative, fondée sur la simulation des rétroactions, des comportements et des effets différés des politiques.

L’adoption institutionnelle de la dynamique des systèmes permettrait non seulement de dépasser la vision linéaire et sectorielle des modèles traditionnels, mais aussi d’anticiper les conséquences involontaires des interventions, comme l’augmentation paradoxale de la pression sur les aquifères induite par des gains d’efficacité en irrigation. Économiquement, il est crucial de réorienter les subventions agricoles vers des pratiques durables et de mettre en place des redevances sur l’eau qui incitent à la sobriété. Les décisions doivent se baser sur une planification adaptative, où les politiques sont testées par la simulation avant d’être mises en œuvre.

Parallèlement, un investissement stratégique dans des infrastructures souples et distribuées, comme la recharge artificielle des nappes, les systèmes de réutilisation des eaux usées ou la micro-désalinisation, doit être priorisé. Toutefois, ces infrastructures ne seront efficaces que si elles s’intègrent à une dynamique d’anticipation, dans laquelle les décisions sont testées dans des environnements simulés avant d’être mises en œuvre sur le terrain.

La dimension sociale de la transition vers la durabilité ne doit pas être négligée. La co-construction des scénarios avec les parties prenantes locales, agriculteurs, élus, services techniques, citoyens, permet de rendre les politiques plus acceptables, plus robustes et plus équitables. Cela nécessite une démocratisation de la modélisation, à travers la formation, l’accessibilité des outils, et la création d’espaces de dialogue fondés sur la visualisation dynamique des compromis.

L’urgence n’est pas seulement hydrologique, elle est temporelle. Les retards actuels dans l’adaptation institutionnelle face aux transformations rapides du climat et des usages compromettent les marges de manœuvre futures. La dynamique des systèmes, en replaçant le temps, les rétroactions et les incertitudes au cœur de la réflexion, constitue un levier stratégique pour «gérer l’avenir avant qu’il n’arrive».

Les décideurs publics marocains sont-ils réceptifs à ce type d’approche ?
Oui, il y a une réceptivité croissante des décideurs marocains, qui constatent les limites des modèles traditionnels face à la crise hydrique. Des échanges ont lieu avec les agences de bassin et les ministères. Bien que la transition soit progressive en raison des inerties institutionnelles, la dynamique des systèmes est perçue comme un outil de dialogue stratégique pour intégrer l’incertitude et les interdépendances.

Elle aide à transformer les institutions en plateformes d’apprentissage et à mieux aligner les stratégies nationales sur les réalités locales. La dynamique des systèmes, telle qu’expérimentée dans le bassin du Souss-Massa à travers les travaux menés à l’UM6P, ne constitue plus seulement un cadre académique alternatif, mais tend à s’inscrire progressivement dans les pratiques de planification et de dialogue interinstitutionnel.

La dynamique des systèmes ne s’impose pas comme une solution miracle, mais comme un changement de posture : celui de penser la gestion de l’eau non plus comme un problème à résoudre, mais comme un système à comprendre.

Mounira Lourhzal / Les Inspirations ÉCO



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