Aïd Al Adha : le choc des logiques !

Malgré la mesure de suspension du rituel de l’Aïd al-Adha, destinée à préserver un cheptel affecté par la sécheresse, les souks ne désemplissent pas. La demande pour la viande ovine reste soutenue, révélant le profond décalage entre urgence écologique et attachement aux traditions. Alors que l’État tente de poser les bases d’un redressement durable, la spéculation prospère dans un marché en perte de repères.
Si l’Aïd al-Adha a été suspendu cette année, c’est bien parce que l’heure est grave. Préserver un cheptel décimé par des années de sécheresse imposait un geste fort, symbolique autant que stratégique. Et pourtant, dans les souks, la fièvre ne retombe pas. Les enclos regorgent de bétail, les allées grouillent de monde… Et la demande, loin de reculer, reste vive, en dépit d’une annonce officielle émanant de la plus haute instance du pays.
Les marchés ne désemplissent pas
En effet, le paradoxe est saisissant. Alors même que le pays traverse l’une des pires sécheresses de son histoire, la consommation de viande ovine, elle, ne fléchit pas. Cette tension entre nécessité écologique et attachement social au sacrifice met en lumière un déséquilibre profond.
Depuis plusieurs saisons agricoles, la pénurie d’eau a fragilisé les capacités de production. L’élevage extensif, fortement dépendant des pâturages naturels, s’en est trouvé particulièrement affecté. Résultat des courses, une baisse drastique de l’offre locale, engendrant une flambée des prix, parfois au-delà de 50%, et une pression croissante sur les circuits d’approvisionnement.
Face à cette crise, les autorités ont tenté de contenir l’incendie. Des subventions ont été accordées aux importateurs pour atténuer la tension, notamment à l’approche de l’Aïd. Mais ces mesures, à effet temporaire, n’ont pas suffi à enrayer la dynamique inflationniste.
La suspension du rituel du sacrifice s’est imposée comme un choix douloureux mais stratégique, visant à laisser au cheptel national le temps de se reconstituer. Un cheptel dont la saignée annuelle pour l’Aïd s’élève à près de 6,5 millions de têtes.Mais cette décision peine à s’imposer sur le terrain.
Pour une partie de la population, accomplir le sacrifice demeure un impératif. Si les prix ont chuté de moitié juste après l’annonce de suspension, la réalité des marchés demeure contrastée.
D’après Abderrahmane El Majdoubi, président de l’Association nationale des éleveurs d’ovins et caprins (ANOC), les souks traditionnels continuent d’enregistrer une offre importante.
«Un éleveur qui ne peut plus nourrir son troupeau est contraint de vendre, même à perte», déplore-t-il.
Cette logique de survie, couplée à une demande persistante, alimente une économie parallèle où la spéculation prospère. Les bouchers, désormais en position de force, fixent les prix au gré des opportunités.
À Casablanca, Rabat, Fès ou Oujda, le kilo de viande ovine atteint parfois 130 dirhams, alors que le prix d’achat en gros ne dépasse guère 70 DH. Certains professionnels évoquent ainsi des marges atteignant 40%.
En cause, l’absence de régulation dans les marchés informels, et un contrôle trop timide. Mais la responsabilité n’est pas uniquement institutionnelle. Les consommateurs eux-mêmes, en acceptant de tels tarifs, contribuent à entretenir cette spirale spéculative.
Contrôle renforcé
Face à ces tensions persistantes, certains signaux laissent entrevoir un durcissement de l’encadrement sur le terrain. Selon plusieurs sources, les autorités auraient lancé une campagne de contrôle renforcé pour empêcher l’entrée des moutons destinés à l’abattage dans les villes, à l’approche de l’Aïd al-Adha.
Ces mesures viseraient à appuyer la stratégie nationale de protection du cheptel, éprouvé par les conditions climatiques extrêmes et la hausse des prix de l’alimentation animale. Il semble que plusieurs préfectures et provinces auraient donné des consignes strictes aux caïds et pachas pour interdire la vente de moutons destinés au sacrifice.
Des opérations de surveillance auraient ainsi été intensifiées aux abords des villes, sur les routes rurales et dans les souks hebdomadaires. Des camions transportant du bétail auraient été interceptés, et des procès-verbaux dressés à l’encontre de leurs conducteurs. Il est également rapporté que des walis auraient exigé la fermeture immédiate de marchés informels, notamment de magasins, garages ou entrepôts reconvertis en points de vente temporaires.
Certaines communes auraient, quant à elles, décidé de suspendre les souks hebdomadaires dans plusieurs régions. Nous avons contacté le ministère de l’Intérieur pour nous assurer de la véracité de ces informations, un retour est attendu après vérification. Enfin, dans le cadre de la lutte contre les pratiques illégales, des opérations de contrôle auraient permis l’interception de camions transportant des moutons abattus clandestinement.
Ces tensions continuent de peser sur le marché, au moment où des mesures d’urgence sont déployées pour reconstituer le cheptel. L’une d’entre elles, particulièrement attendue par les professionnels, consiste à subventionner les femelles reproductrices.
À cela s’ajoute un dispositif plus large d’aide à l’alimentation animale, de soutien aux éleveurs en détresse, et de régulation des circuits de distribution. Des efforts notables qui devront s’inscrire dans la durée pour espérer restaurer un équilibre durable entre offre nationale, sécurité alimentaire et respect des traditions. Car le véritable défi, aujourd’hui, est de concilier entre résilience agricole et conscience collective.
Maryem Ouazzani / Les Inspirations ÉCO