Agriculture : mettre fin à l’irrationalisme hydrique

Face à une sécheresse devenue structurelle, l’optimisation de l’irrigation s’impose comme un impératif pour préserver la ressource en eau. Pourtant, des usages inadaptés et des pratiques héritées de temps plus cléments perpétuent le gaspillage au sein des cultures. Si les avancées technologiques offrent des solutions prometteuses, leur adoption demeure tributaire d’un changement de mentalité.
L’eau pour l’agriculture, c’est un peu comme l’énergie dans une société industrielle. Trop peu et la production s’effondre, trop et la ressource se dissipe. Au Maroc, la gestion de l’eau est un défi permanent. Avec le retour des précipitations après une série d’années de sécheresse, l’illusion d’un répit ne suffit pas à compenser des pratiques encore inadaptées.
«Les systèmes d’irrigation en place répondent rarement aux critères d’efficience hydrique attendus dans un pays où les précipitations deviennent aléatoires et où la sécheresse n’est plus un aléa, mais une donnée structurelle», constate Aziz Abouabdillah, professeur à l’École nationale de l’agriculture de Meknès.
L’irrigation par seghia, système ancestral de canaux ouverts, illustre cette inefficience. Pratique et économique, elle laisse pourtant l’eau exposée à l’évaporation, surtout sous un soleil accablant. Une large fraction se dissipe avant même d’atteindre les racines des arbres. Plus sophistiqué, le goutte-à-goutte s’impose comme une alternative technique, mais son efficacité est souvent compromise par des usages inappropriés.
«Il y a une idée tenace selon laquelle il faut noyer les cultures, sans prendre en compte les besoins réels des plantes», déplore le professeur.
Peu d’agriculteurs savent exactement quelle quantité d’eau ils appliquent, une approximation qui conduit à des excès et, in fine, à un gaspillage.
Irrationalisme ambiant
Une étude menée sur quatre ans par l’ENA de Meknès, portant sur un échantillon de cent exploitants dans la région Fès-Meknès, met en lumière une tendance lourde. Les agriculteurs utilisant un système d’irrigation au gaz ont une propension plus marquée à la surconsommation d’eau.
Or, plus de 80% d’entre eux y ont recours pour pomper l’eau, un mode qui se traduit par des volumes supérieurs à ceux obtenus via l’électricité ou le gasoil. L’irrationalité ne s’arrête pas là. Le moment choisi pour irriguer joue un rôle déterminant dans l’efficacité de l’opération.
Pratiquée de nuit, l’irrigation se heurte à un paradoxe où l’eau reste disponible au sol mais n’est pas absorbée immédiatement par les racines, ce qui occasionne des pertes. La question des sols entre également en jeu. Un sol sablonneux exige davantage d’eau qu’un sol argileux, mais rares sont les agriculteurs à ajuster leur apport en fonction de cette variable.
«La plupart des exploitants donnent deux à trois fois la quantité d’eau nécessaire à leurs parcelles», souligne Abouabdillah.
Or, un olivier, par exemple, requiert entre 450 et 600 mm d’eau par an. Une quantité excessive peut nuire à son cycle de production, entraînant une alternance des récoltes et une chute prématurée des fleurs.
«L’arbre est sensible aux fluctuations hydriques. Lorsque l’eau se raréfie ou arrive soudainement en grande quantité, il subit un stress physiologique», analyse le professeur.
Équilibre hydrique
La technologie offre aujourd’hui des solutions pour rationaliser ces pratiques. L’usage de la digitalisation permet un calcul plus précis de l’évapotranspiration de référence (ET₀), un indicateur qui mesure la quantité d’eau que la végétation restitue à l’atmosphère sous forme de vapeur. Une avancée qui permet aux fellah de limiter l’impact du climat sur les cultures.
«Le changement de temprérature modifie l’équilibre hydrique des cultures, perturbant leur cycle de floraison et fragilisant leur rendement», explique Dr Belkassem Boulouha, professeur-chercheur à l’UM6P.
Couvrir les sols pour réduire l’évaporation présente également un double avantage : il permet de limiter la remontée de la salinité tout en maximisant la rétention d’eau dans la zone racinaire. Les scientifiques s’accordent à dire que repenser l’irrigation, c’est donc aller au-delà de la simple modernisation des infrastructures. C’est intégrer une approche plus fine, adaptée à la spécificité de chaque terroir, en repensant l’ensemble des interactions entre sol, climat et plante.
La transition vers une agriculture plus résiliente passe par ce défi. Encore faut-il que les mentalités, elles aussi, s’ajustent au régime hydrique imposé par une réalité climatique de plus en plus implacable.
Irrismart, levier numérique pour une irrigation de précision
Face à une ressource en eau sous tension, l’optimisation de l’irrigation devient une nécessité. Pourtant, estimer avec précision les besoins en eau des cultures requiert généralement l’installation de stations météorologiques, un investissement souvent complexe et coûteux pour les agriculteurs. C’est là qu’intervient Irrismart, une application développée par des chercheurs de l’École nationale d’agriculture de Meknès.
Mise gratuitement à la disposition des exploitants, cette solution numérique calcule, en fonction de la géolocalisation, l’évapotranspiration de référence (ET₀), un indicateur clé permettant d’ajuster l’irrigation aux besoins réels des plantes. Une avancée qui favorise une gestion plus efficiente des ressources hydriques.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO