Abdelghani Youmni. “Programme d’urgence : les chantiers de travaux publics seront plus coûteux”
Avec ce séisme, le Maroc a démontré sa résilience et sa réactivité face aux épreuves. C’est le point de vue de l’économiste Abdelghani Youmni. Dans cette interview, il revient sur les grands axes du programme d’urgence en faveur des sinistrés et en estime le coût approximatif. Selon lui, ce qui coûtera le plus cher, ce sont les chantiers de travaux publics.
Un programme d’urgence a été annoncé en faveur des sinistrés du séisme. Comment le jugez-vous ?
Le plan d’urgence décidé par sa Majesté le Roi Mohammed VI est dévoilé moins d’une semaine après le séisme qui a frappé le Maroc et touché particulièrement trois provinces : Al Haouz, Chichaoua et Taroudant. Cette décision reflète l’extrême réactivité, efficacité et efficience encadrées et guidées par le Souverain.
À l’issue d’une réunion présidée par sa Majesté en présence des principaux membres du gouvernement, le cabinet royal a communiqué la première version de ce programme d’urgence. Un programme qui vise la reconstruction ou la réhabilitation de plus de 50.000 logements ainsi que le versement d’une aide financière de 30.000 dirhams réparties sur une durée de douze mois. Nous sommes au début d’un tunnel, les Marocains ont exprimé un fort sentiment de patriotisme et de solidarité envers les populations sinistrées, l’armée royale et les forces vives des ministères de la Santé et de l’Intérieur, qui ont été à la hauteur et ont honoré l’image d’un État fort et souverain.
Maintenant, place aux politiques publiques, et à l’État de prendre le relais pour organiser et appliquer ses prérogatives de puissance publique. Nous ne pouvons aujourd’hui juger que du sens de responsabilité et de la direction irréversible du Maroc vers l’édification d’un État souverain, social et protecteur.
Le Souverain a également exigé que «la réponse soit forte, rapide et volontariste tout en respectant la dignité des populations, leurs us et coutumes et leur patrimoine».
La copie définitive des plans d’aménagement et du type d’habitat est encore dans des phases de benchmark et de brainstorming entre des parties prenantes élargies aux habitants et aux victimes. Si le programme consiste en des actions immédiates de reconstruction, celles-ci seront précédées par des actions de recensement, d’expertise, d’évaluation, de rédaction des cahiers des charges et d’un concours circonscrit dans le temps, portant sur une architecture respectant terroir, territoire et spécificité historique et culturelle de cette région ainsi que sur le chiffrage des coûts apparents et des coûts cachés, hélas inévitables. Et ce sont les plus élevés !
Aucun chiffre global n’a, pour l’heure, été annoncé. Est-ce qu’il est possible d’avoir une estimation du coût de ce programme ?
Au travers de la vision et de l’action du Souverain, le Maroc a démontré sa résilience et sa réactivité face aux épreuves. Le Roi a fait un don de 1 MMDH, c’est un signal fort mais aussi un indicateur sur le coût du programme. Si l’institut d’études géologiques des États-Unis (USGS) évalue les dégâts matériels et non humains à 8% du PIB du Royaume, soit 107 MMDH, le coût réel pourrait se situer à 4 à 6% du PIB soit une enveloppe comprise entre 60 et 80 MMDH.
Ensuite, tout dépendra des écosystèmes qu’on voudrait construire dans ces provinces pauvres qui faisaient partie du Maroc oublié et dont les habitants étaient coincés dans un long arc composés de trappes à pauvreté. Sa Majesté le Roi a transformé le Maroc, rendu aux Marocains leur fierté et leur dignité partout dans le monde, œuvré à la réduction des inégalités et de la pauvreté et a fait du Maroc un royaume de la démocratie et du progressisme social. Sous le règne de Mohammed VI, Tanger est devenue une métropole qui a multiplié son PIB par 2,5 et divisé son taux de chômage par deux. Le Nord est désormais désenclavé et inséré dans la marche vers l’émergence du Maroc.
Cette vision pourrait bien s’appliquer aux provinces montagneuses et rurales de l’Atlas pour faire de son million d’habitants des Marocains actifs et impliqués dans des synergies d’écosystèmes productifs et entreprenants, engagés dans un nouveau modèle économique de tourisme durable, de regroupement de douars, de valorisation du patrimoine, de consolidation des arts, des cultures , des coopératives et de l’artisanat de ces nobles territoires. Ainsi, aucun discours sur l’évaluation des coûts de la résurrection de ces provinces et leur arrimage au Maroc utile ne pourrait aujourd’hui être tenable sans connaître les divers scénarii et la typologie des politiques publiques de rupture que le volontarisme royal voudrait pour un Maroc en émulation dans le cadre d’un développement convergent, sans disparités territoriales.
Pensez-vous que les différentes sources de financement listées soient en mesure de satisfaire rapidement les besoins ?
La mobilisation sera plus grande que pendant la pandémie. Le fonds correspondant avait culminé à 34 milliards de dirhams. Le compte 126 «Fonds spécial 126 pour la gestion des effets du tremblement de terre au Maroc» est une sollicitation pour un effort de guerre. Le tremblement de terre du 8 septembre est l’équivalent d’un acte de guerre contre le Maroc, son peuple, sa biodiversité et son histoire.
La réponse des acteurs économiques et financiers locaux, des Marocains, des pays frères et amis et des institutions internationales doit être au rendez-vous et à la hauteur. Il s’agit de doubler, au moins, les contributions pour le fonds covid-19 et de se rapprocher de l’estimation américaine des 80 à 100 MMDH, car elle n’est pas exagérée si on veut rompre avec l’héritage colonial qui a légué un découpage du Maroc entre provinces utiles et provinces inutiles.
Si aucun bilan officiel n’a été donné sur les objectifs en termes de montant final, nous savons que d’importantes contributions sont d’ores et déjà annoncées au niveau national et international. Nous sommes, quelques heures après le lancement de ces fonds, arrivés à des niveaux records qui avoisinent les 15 à 20 MMDH. D’autres dons et contributions arriveront de l’étranger en dollars et euros cette fois. La convertibilité en dirhams fera ses effets, ils seront multiplicateurs et il n’est pas impossible de se rapprocher ou de dépasser les 60 MMDH.
Selon vous, qu’est-ce qui risque de coûter le plus dans ce programme ? La reconstruction des logements ou les infrastructures publiques ?
C’est une excellente question. Les coûts apparents sont ceux de la reconstruction des logements, de la réhabilitation des infrastructures et sites historiques, et ce ne seront pas les coûts les plus élevés. À l’inverse, d’autres coûts, faisant partie d’investissements publics et d’infrastructures, seront supportés par les caisses de l’État et ils seront clairement désignés dans les projets de loi de Finances triennal 2023-2025. Ce qui coûtera le plus cher, ce sont les chantiers de travaux publics, de ponts, routes, de déblaiement et de logistique pour le transport des engins et des matériaux.
Cependant, il faut se méfier des bilans catastrophiques et des évaluations cyniques qui mettent souvent en avant des bilans exagérés ou édulcorés. La réalité est souvent entre les deux scénarios. Ce qui est certain, c’est que ce drame qui a coûté des vies et décimé des familles, a, en même temps, montré une nation soudée, solidaire et déterminée autour de son Roi. Elle a également fait preuve de discipline et de générosité. Autre avantage, ce malheur offre à ces provinces oubliées d’être reconnues comme territoires d’utilité et urgence publique. Des emplois seront créés dans le bâtiment, l’économie durable et circulaire, dans le mobilier et nous avons vu que la consommation a été relancée pour irriguer les champs de dons et de solidarités, de Tanger à Laayoune, Dakhla, Oujda, El Hoceima et toutes les villes de ce vaste Royaume.
En quoi ce programme risque-t-il d’impacter la prochaine loi de Finances ?
Les orientations du budget 2024, qui fait partie du programme triennal 2023-2025, seront naturellement impactées par les effets et causes du séisme d’Al Haouz. Il y aura des recettes et des dépenses et elles seront intégrées.
Il faut savoir que le PLF2024 n’a pas encore été finalisé ni présenté aux Chambres des conseillers et des députés. L’un des objectifs du PLF2024 est la réduction du déficit budgétaire pour le ramener à 4%. Il sera maintenu afin de ne pas aggraver la dette publique et le service de la dette, surtout avec l’accroissement des taux d’intérêt par la plupart des banques centrales mondiales. L’emprunt devient de plus en plus coûteux malgré les notations très satisfaisantes du cadre macroéconomique et de la stabilité monétaire et budgétaire du Maroc.
L’Exécutif se focalise également sur la stabilité des prix en ciblant une inflation à moins de 3% en 2024, le but étant de protéger le pouvoir d’achat des ménages et de ménager le dirham pour éviter sa dépréciation. Une approche audacieuse, dont le Maroc connait parfaitement l’alchimie, sera suivie pour construire un mix pour le financement de la reconstruction des provinces sinistrées. Il s’appuiera sur le fonds spécial de gestion des effets du tremblement de terre, des montants versés par le fonds de solidarité contre les catastrophes naturelles (FSEC) et, sûrement, d’une partie de l’investissement public annuel qui était, en 2023, de 300 MMDH.