Il était une fois la gauche…
CR: Maradji
Annoncé comme un livre-testament, les mémoires d’Abderrahmane Youssoufi sonnent comme un récit tranquille sans grands reliefs, à l’image d’un homme à la vie paisible qui a le sentiment du devoir accompli. En voici les bonnes feuilles.
Pour ceux qui s’attendaient à un livre-événement, la déception pointe son nez dès les premières pages. L’ancien premier ministre du gouvernement de l’Alternance (1998-2002) a finalement publié un ouvrage en trois volumes retraçant son parcours politique, lequel sera rendu officiellement public demain, le 8 mars.
Depuis son retrait de la vie politique en 2003 et la déconfiture de l’USFP devenu un «hizbicule», le peuple de gauche attend et scrute le dernier héros de cette gauche accusée d’avaler des couleuvres au point d’être clochardisée. À 94 ans, Youssoufi sort enfin de son silence.
Son récit commence par son enfance dans la capitale du détroit où il voit le jour le 8 mars 1924 dans le quartier Dradeb. En somme le petit Youssoufi connaît une enfance heureuse dans une famille nombreuse.
Une enfance secouée par le décès de son père en 1937, l’année où il décroche le certificat primaire. Son premier éveil politique survient en 1943 avec la disparition de son frère Abdeslam. Selon la version d’un témoin, il aurait été raflé par l’armée espagnole à Tanger, alors annexée par l’Espagne en pleine seconde guerre mondiale.
Le jeune Youssoufi sera meurtri à jamais par cette disparition. Comme le peu de jeunes munis d’un certificat primaire, étudier au Lycée Moulay Youssef à Marrakech représente le sacro-saint. Là encore son déplacement de Tanger, ville internationale, vers la ville ocre constituait le passage du combattant pour le jeune Youssoufi qui découvre la ségrégation dans son propre pays. Le nationalisme et l’amour de la patrie vont se frayer un chemin dans sa tête.
À Marrakech, le jeune Youssoufi loin de sa famille fait son apprentissage de la vie. Malgré l’insouciance, il apprend à s’imposer dans un groupe, à accepter de se faire chambrer par ses amis en raison de son accent nordiste, mais découvre surtout l’autre Maroc dirigé par une main de fer, celle du caïd Thami El Glaoui. Certains de ces camarades de classe connaîtront un grand destin politique dont M’hamed Boucetta, la figure de proue du parti de l’Istiqlal avec qui il partageait le banc de l’école avant que ce dernier ne parte à Fès pour continuer ses études. Les destins des deux hommes se croiseront à nouveau des décennies plus tard.
Un gourou nommé Ben Barka
Alors qu’il prépare son diplôme du baccalauréat au lycée Moulay Youssef de Rabat, il découvre celui qui allait être son maître à penser. Il s’agit de Ben Barka. Le jeune leader politique pratiquait le prosélytisme politique et lançait un vaste mouvement de recrutement auprès des jeunes issus des rares écoles marocaines.
Le dynamisme, les capacités d’organisateur, d’orateur et de galvaniseur des troupes de Ben Barka marquent profondément Youssoufi. En décembre 1943, il rejoint officiellement le parti de l’Istiqlal. Le serment de jeunes militants impliquait obéissance à la religion, à la patrie et au roi.
En découleront les premières actions militantes qui seront sauvagement réprimées par les autorités françaises. Il connaîtra également les arrestations. Une période qui fera que Youssoufi rencontrera tous les leaders qui constitueront le noyau dur des notables du makhzen ainsi que les opposants les plus farouches à Hassan II.
Mais c’est à Casablanca que Youssoufi sera affecté par le parti. Il aura pour mission d’encadrer les classes laborieuses et les syndicaliser. Son activisme le conduira sur le devant de la scène pour fonder le club Tihad Athletic Sport de Casablanca (TAS), le lancement des premières voitures de couleur blanche chargées du transport des morts musulmans, la création de la première cellule du parti à Tanger, qui pilotera la préparation de la visite de Mohammed V à Tanger en 1947. Mais en 1949, il plie bagage à destination de Paris pour finir ses études en droit. Là, il découvre un autre camarade de route.
Le temps des erreurs
Quand il rencontre Abderrahim Bouabid à Paris en 1949, les deux hommes font partie de la nouvelle garde de l’Istiqlal préparée pour prendre des responsabilités après l’indépendance. Avec un groupe de militants, le jeune Bouabid dirigeait les cellules du parti de l’Istiqlal en France. Activiste inoxydable, Bouabid avait tissé un solide réseau dans le milieu des intellectuels et des politiques français de gauche. Youssoufi et Bouabid feront office de lobbyiste de choix auprès des partis traditionnels français pour précipiter le départ de la France du Maroc.
La police française qui veille au grain finira par lui interdire la résidence à Paris et lui propose Poitiers où il va vivre et finir ses études en droit. De retour au Maroc, les événements vont prendre un coup d’accélérateur. Après le combat pour l’indépendance vient le temps des nouveaux lendemains. Mais rapidement les divergences au sein du mouvement national vont surgir, opposant les jeunes loups imprégnés des idées «progressistes» à l’ancienne garde conservatrice.
Le 6 septembre 1956, la rupture entre les deux courants est consommée, Youssoufi et ses camardes fondent alors l’UNFP. «Si Allal El Fassi et El Mehdi Ben Barka avaient discuté ouvertement et échangé leur idées, le parti de l’Istiqlal n’aurait jamais connu de scission». Il a fallu 83 pages pour relever la première réflexion de Youssoufi. Une analyse étonnante à plusieurs égards surtout quand on connaît les divergences profondes entre les deux leaders charismatiques du mouvement national et dont le clash va rythmer la scène politique marocaine durant les 38 ans du règne de Hassan II.
À suivre…