Retards de paiement : les entreprises pressées de déclarer… mais pas de payer !

Un an et demi après l’entrée en vigueur de la loi 69-21, le bilan de l’Observatoire des délais de paiement révèle une adhésion massive des entreprises marocaines au dispositif déclaratif, mais des défis structurels persistants, notamment concernant les très grandes entreprises et le secteur public.
La septième réunion de l’Observatoire des délais de paiement, tenue le 11 juin, a été l’occasion pour la Direction générale des impôts (DGI) de présenter un bilan chiffré crucial sur le dispositif de sanctions pécuniaires instauré par la loi n°69-21. Un an et demi après son entrée en vigueur, un point d’étape qui offre une lecture analytique précieuse, tant sur l’adhésion des entreprises que sur les premiers effets tangibles du mécanisme répressif.
Adhésion massive, indicateur de prise de conscience
Le chiffre phare dévoilé par la DGI est sans conteste le nombre de 17.636 déclarations trimestrielles déposées par les entreprises assujetties au titre de l’année 2024. Ce volume, qualifié par la DGI de traduisant une «forte adhésion au mécanisme», est effectivement significatif. Il démontre plusieurs aspects clés. Le premier est l’effectivité du cadre légal et règlementaire.
Les entreprises ont intégré l’obligation déclarative, matérialisant l’opérationnalisation concrète de la loi. Soulignons que la DGI joue ici pleinement son rôle de superviseur et de collecteur d’informations vitales pour le suivi des délais. Le deuxième aspect démontré est que cette adhésion résulte à la fois d’un effort de sensibilisation (porté notamment par la CGEM et l’Observatoire) et de la crainte légitime des sanctions prévues en cas de non-déclaration. Comme le souligne le bilan DGI, «le dispositif est jugé efficace par les autorités».
Au-delà des déclarations : ce que les premières données révèlent des comportements
L’analyse des données comportementales complète le bilan déclaratif 2024 de la DGI en révélant des tendances opérationnelles significatives parmi les premières entreprises soumises (CA > 50 MDH). Géographiquement, les déclarants se concentrent massivement dans l’axe économique Tanger-El Jadida (79,7%), avec une prépondérance de la région Casablanca-Settat (56,3%). Sectoriellement, le commerce domine (38,2%), suivi de l’industrie manufacturière (20,3%) et de la construction (13,9%).
Le taux de non-conformité s’avère préoccupant : 47,7% des entreprises (2.277 entités) ont déclaré des retards de paiement au cours des deux derniers trimestres 2023, représentant un montant cumulé de 15,68 milliards de dirhams.
Les données mettent en lumière une problématique structurelle aiguë : bien que ne comptant que 42 entités déclarantes en retard, les entreprises publiques concentrent 57,6% du montant total des factures hors-délai (9,036 milliards MAD), tandis que les très grandes entreprises (CA > 500 MDH) génèrent 80% de ces impayés. Ces écarts signalent des dysfonctionnements systémiques dans la gestion financière de ces acteurs majeurs.
Parallèlement, le coût financier immédiat de la non-conformité est chiffré à 482 millions de dirhams d’amendes versées au Trésor sur la seule période étudiée, matérialisant l’impact économique direct du dispositif répressif et validant son effectivité opérationnelle dès sa phase de déploiement initial.
Vous avez dit dispositif de sanctions ?
Rappelons que la loi n°69-21 a instauré un cadre réglementaire rigoureux articulé autour de trois piliers fondamentaux. Premièrement, elle impose des délais de paiement contraignants : un délai par défaut de 60 jours, extensible à 120 jours maximum lorsque expressément convenu par contrat, et exceptionnellement à 180 jours sous conditions strictes définies par la réglementation.
Deuxièmement, le mécanisme combine progressivité et indexation monétaire : depuis le 1er juin 2024, l’amende pécuniaire pour retard de paiement est fixée à 2,75% pour le premier mois de retard, puis 0,85% par mois supplémentaire, conformément au taux directeur de Bank Al-Maghrib. Une indexation inédite, liant le coût du retard au coût du capital, qui renforce significativement l’effet dissuasif tout en reflétant la réalité économique. Les factures antérieures à cette date demeurent soumises à l’ancien taux fixe de 3%.
Troisièmement, la loi opère un transfert substantiel de la destination des amendes : les sanctions sont désormais versées au Trésor public et non plus à la partie lésée. Une mutation qui transforme la nature même de la pénalité en une sanction administrative étatique, distincte de l’indemnisation contractuelle du créancier. Disons que ce changement consacre le rôle coercitif de l’État comme garant du système, tout en déconnectant la sanction de la réparation civile.
Implications économiques et perspectives
L’analyse des données déclaratives de 2024 et des comportements observés en 2023 révèle des implications économiques structurantes et des défis prospectifs.
Premièrement, l’impact sur le financement des entreprises constitue un signal positif majeur. Comme le relèvent conjointement la CGEM et la DGI, on observe une «évolution positive du crédit interentreprises» permettant au «crédit bancaire [de] redevenir la principale source de financement». Une dynamique qui répond directement à l’objectif explicite de la loi 69-21 d’«améliorer la santé financière des entreprises, notamment les PME», historiquement asphyxiées par les retards de paiement qui les contraignaient à un recours excessif au crédit fournisseur (générant des chaînes de vulnérabilité financière) ou à des financements courts coûteux.
Deuxièmement, le dispositif contribue à une amélioration systémique de l’environnement des affaires. L’Observatoire, saluant l’adhésion des acteurs, «prévoit de renforcer encore l’environnement des affaires grâce à ce mécanisme» en s’appuyant sur deux leviers : la transparence accrue induite par les déclarations trimestrielles obligatoires et la dissuasion crédible des sanctions, créant un cadre contractuel plus prévisible et équilibré entre partenaires économiques.
Néanmoins, des défis structurels persistent et exigent une vigilance accrue. La surreprésentation des très grandes entreprises (80% du montant des retards) et du secteur public (57,6% des impayés malgré seulement 42 entités concernées) dans les données 2023 constitue un signal d’alerte critique. Une concentration qui reflète des pratiques ancrées nécessitant des interventions ciblées des membres de l’Observatoire, notamment la Direction des entreprises publiques et la Trésorerie générale du Royaume, pour imposer une discipline financière alignée sur l’esprit de la loi.
L’allongement paradoxal des délais de paiement dans les collectivités locales (passés de 16,5 jours en 2022 à 17,3 jours en 2023) souligne également la nécessité d’un suivi renforcé des acteurs publics. En définitive, la pleine effectivité de la loi dépendra ainsi de sa capacité à corriger ces déséquilibres persistants, transformant l’adhésion déclarative en amélioration tangible des flux de trésorerie pour l’ensemble de l’écosystème, particulièrement les PME.
Un levier essentiel, dont l’effectivité complète est en cours de consolidation
Disons que le point fait par la DGI sur le dispositif de sanctions de la loi 69-21 est globalement «encourageant». L’adhésion déclarative massive en 2024 (17.636 déclarations) et les premiers signaux économiques positifs valident l’utilité du dispositif comme levier pour assainir les pratiques et améliorer la trésorerie des entreprises, en particulier les PME.
La DGI a démontré sa capacité à mettre en œuvre le volet sanction/contrôle. Cependant, l’analyse nuancée révèle que le chemin n’est pas entièrement parcouru. «Le montant total des factures hors-délai» reste substantiel (15,68 milliards MAD sur fin 2023 pour les grandes entreprises), et sa concentration dans le secteur public et chez les très grands acteurs privés indique des résistances persistantes nécessitant une vigilance et des actions adaptées continues de la part de l’Observatoire et de ses membres.
Ainsi, la pleine effectivité de la loi, au-delà de l’adhésion déclarative, se mesurera à la poursuite de la réduction effective des retards de paiement, notamment dans ces segments critiques, contribuant ainsi durablement à «renforcer l’environnement des affaires et stimuler l’initiative entrepreneuriale».
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO