Dysmorphophobie amplifiée : la dérive commerciale de la chirurgie esthétique à l’ère des réseaux sociaux

Par Dr. Imane Margom
Professeure-chercheuse en Marketing
Longtemps considérée comme une réponse médicale aux blessures visibles de l’existence – accidents, maladies, défigurations -, la chirurgie esthétique a glissé, au fil des décennies, vers une pratique de confort, puis vers un marché mondial particulièrement rentable. Une dérive silencieuse mais redoutable s’est amplifiée avec l’avènement des réseaux sociaux : la quête de perfection a remplacé l’acceptation de soi, normalisant des transformations physiques de plus en plus précoces, de plus en plus banalisées.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement de corriger une anomalie ou de réparer une atteinte physique. Il s’agit de se conformer à des standards d’apparence normalisée, diffusés et amplifiés par les filtres, les stories, les influenceurs et les algorithmes. La dysmorphophobie, ce trouble où l’on développe une obsession maladive pour des défauts corporels souvent imaginaires ou insignifiants, trouve dans ce nouvel écosystème numérique un terrain fertile. Plus l’image parfaite se propage, plus l’insatisfaction grandit, et plus la tentation du bistouri devient pressante.
De l’acte médical à la pratique commerciale
Initialement, la chirurgie esthétique portait un espoir : réparer les corps meurtris, redonner une dignité aux visages transformés par la maladie ou les accidents.
À l’ombre de ces réussites médicales, une autre facette a émergé : celle d’une industrie du rêve, portée par la promesse d’une beauté sans défaut, sans âge, sans effort.
Dans les années 2000 déjà, les premières vagues de démocratisation esthétique avaient commencé : injections de Botox, implants mammaires, rhinoplasties dites «préventives». Mais ce que nous observons aujourd’hui dépasse l’imaginable : la chirurgie esthétique est devenue un produit de grande consommation, un service promu comme une évidence pour «booster sa confiance», «réussir sa vie» ou «ressembler à sa version idéale». Les cliniques se multiplient, les offres de crédit pour opérations esthétiques fleurissent, les consultations se font à la chaîne. Le visage et le corps sont marchandisés, formatés, packagés.
Les réseaux sociaux, accélérateurs de dérive
Si cette transformation s’est accélérée, c’est aussi parce qu’un nouvel acteur est venu bouleverser l’équation. Il s’agit des réseaux sociaux : Instagram, TikTok, Snapchat… Chaque jour, des millions d’images retouchées circulent, imposant subtilement de nouveaux standards de beauté. Les filtres modifient les traits en quelques secondes : lèvres pulpeuses, nez affiné, pommettes saillantes, peau lissée. Très vite, l’écart entre son propre reflet et ces avatars idéalisés devient insupportable.
Les influenceurs, parfois eux-mêmes lourdement retouchés ou passés par la chirurgie, présentent ces transformations comme anodines, naturelles, presque incontournables. Les hashtags comme #LipFiller ou #BotoxBeforeAfter se multiplient, transformant des actes médicaux lourds en tendances virales.
Ce phénomène devient encore plus préoccupant chez les adolescents, dont l’identité en construction et la fragilité émotionnelle les rendent particulièrement sensibles et hautement réceptifs à ces normes imposées et à ces modèles artificiels. À 16 ou 17 ans, nombreux sont ceux qui envisagent déjà des interventions esthétiques pour «mieux se sentir en société». L’obsession de la correction efface toute notion d’acceptation de soi.
Vers une normalisation de la dysmorphophobie
La conséquence de ce phénomène n’est pas seulement esthétique, elle est profondément psychologique. La dysmorphophobie, ce trouble psychologique, autrefois peu répandu, tend aujourd’hui à se banaliser dans l’univers numérique : se regarder, se trouver «insuffisant», vouloir corriger sans fin. Le visage n’est plus perçu pour sa singularité, mais évalué selon un idéal stéréotypé.
Les cliniques surfent sur cette insécurité entretenue. Les plateformes la monétisent. Les individus, eux, s’y perdent. Derrière chaque selfie retouché, chaque story épurée, se cache parfois un mal-être profond, un sentiment de déconnexion entre qui l’on est et ce que l’on devrait être pour «mériter» d’exister en ligne.
Restaurer un rapport sain à soi-même : une urgence collective
Face à cette dérive, il est essentiel de remettre l’authenticité au cœur du débat et de souligner que la beauté ne se définit ni par un filtre ni par une norme, mais par la singularité unique de chacun. Les plateformes numériques ont une responsabilité majeure : encadrer la promotion excessive d’actes chirurgicaux, limiter la surreprésentation de visages retouchés, et promouvoir une diversité de modèles.
Les influenceurs, quant à eux, doivent également jouer un rôle en dévoilant les réalités cachées derrière les apparences et en montrant l’envers du décor. Mais au-delà des mesures à prendre, c’est un mouvement de fond qu’il faut encourager : enseigner dès le plus jeune âge que l’estime de soi ne se mesure pas à une échelle de likes, et que la singularité est, et restera toujours, plus forte qu’une norme imposée.
Face à cette course effrénée vers une perfection artificielle, redonnons à chacun la liberté de s’aimer tel qu’il est. La vraie beauté réside dans notre humanité, dans nos imperfections et notre singularité…