Hydrogène vert. Anne Lapierre : “L’État marocain n’a pas à financer la molécule, mais il doit être présent partout ailleurs”

Anne Lapierre
Associée gérante du bureau parisien du cabinet d’avocats Bracewell LLP
Avocate spécialisée dans l’énergie, Anne Lapierre revient sur la trajectoire prise par le Maroc dans la transition énergétique, de l’ouverture du monopole de l’ONE à l’ambition hydrogène. Elle apporte un éclairage sur les choix technologiques faits à l’époque du projet Noor et les défis de bancabilité des grands projets verts ainsi que sur la nécessité d’un engagement clair de l’État pour structurer la filière de l’hydrogène. Un regard lucide sur les rouages techniques et réglementaires de la décarbonation, à l’heure où l’incertitude mondiale pèse sur les trajectoires d’investissement.
Quel regard portez-vous sur le contexte international actuel en matière de transition énergétique?
La transition énergétique traverse une zone de turbulence, c’est une évidence. Le retrait des États-Unis du Green Deal et la posture adoptée par des acteurs majeurs de la finance mondiale créent une rupture.
Sous Trump, les États-Unis ont toujours eu un engagement ambivalent, mais aujourd’hui, l’on observe un négationnisme climatique assumé, doublé de pressions directes sur les entreprises. C’est une disruption économique dont les effets se feront sentir à court et moyen terme. Cela risque d’engendrer un ralentissement global de la recherche et de l’investissement dans ces domaines, même si la dynamique structurelle vers la décarbonation ne s’arrêtera pas.
Vous pensez que l’objectif de 70% d’énergies renouvelables (EnR) d’ici 2050, tel que projeté par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), reste atteignable?
Oui, même s’il est probable que la part finale se limite à 60% plutôt qu’à 70%. Mais la trajectoire est là. Ce sont les économies émergentes qui en seront les moteurs, notamment parce que le solaire est devenu, de fait, le kilowattheure le moins cher à produire. Force est de constater que l’attrait pour les EnR repose davantage sur la compétitivité économique que sur la simple vertu climatique.
Et le Maroc dans cette équation ?
Le Royaume du Maroc est bien placé puisqu’il a fait la démonstration qu’il est capable de porter et de livrer de grands projets. J’ai eu l’opportunité d’accompagner plusieurs étapes majeures, de l’ouverture du monopole de l’ONE à la rédaction du code gazier, en passant par les premiers appels d’offres Masen. J’ai également conseillé des projets majeurs, du parc éolien de Tarfaya et l’extension de Jorf Lasfar, jusqu’aux débuts du GNL à Tendrara. Le site de Noor en est l’illustration. Une infrastructure lourde, opérationnelle, avec une ingénierie juridique et financière complexe.
La technologie du solaire à concentration (CSP) a suscité de nombreuses critiques, notamment en raison de ses interruptions répétées et de son coût élevé…
Oui, mais c’est un procès a posteriori. À l’époque, le photovoltaïque n’avait pas les performances actuelles, les batteries étaient peu fiables. Le CSP permettait d’assurer une injection au réseau en fin de journée, ce que le photovoltaïque seul ne garantissait pas.
Sur la question du transfert de savoir-faire, certains techniciens marocains restent sceptiques…
C’est un débat qui mérite d’être posé. Mais d’un point de vue juridique, le modèle marocain est très original. Masen est actionnaire à hauteur de 25% des sociétés de projet et de maintenance. Cela donne un accès continu dans la chaîne de décision et d’exploitation.
Des projets à grande échelle sont attendus dans l’hydrogène vert. Quelles conditions doivent être réunies pour assurer la viabilité économique de la filière?
La filière combine trois composantes indissociables : la production d’électricité verte, la fabrication d’hydrogène et l’infrastructure d’export. Trois projets imbriqués, chacun avec ses risques spécifiques. La bancabilité exige un cadre lisible, des autorisations consolidées et, surtout, une vision d’ensemble. Que l’État marocain choisisse de ne pas financer directement la molécule ne me choque pas. En revanche, il doit être présent à chaque maillon de la chaîne : foncier, ports, raccordement, fluidité administrative, dialogue constant avec les bailleurs. À défaut, certains projets pourraient ne jamais voir le jour.
La tutelle a indiqué qu’aucun financement public ne serait mobilisé pour soutenir la production de la molécule…
Ce n’est sans doute pas indispensable pour la molécule elle-même. En revanche, s’agissant des infrastructures portuaires, l’intervention de l’État devient incontournable. Il faut des ports en eau profonde, capables d’accueillir des supertankers. Et si ces installations sont appelées à servir d’autres usages — gaz naturel, fret commercial —, alors il appartient à l’État de garantir leur réalisation dans les délais.
Concernant la transition énergétique, l’objectif de 52% de capacité installée en renouvelable est parfois confondu avec la part d’électricité effectivement produite. Pourquoi cette distinction reste-t-elle sujette à interprétation?
La capacité installée, c’est comme la puissance d’un moteur. Ce qui compte, c’est l’énergie qu’il délivre effectivement sur la durée. Le mix réel, c’est ce qui est injecté dans le réseau. Le Maroc est très en avance sur son objectif de 52% de capacité installée à horizon 2030, mais en mix réel, on est autour de 21%. Ce n’est pas une contradiction, c’est une différence d’indicateur.
Une conversion de cet objectif en mix réel ne serait-elle pas plus cohérente?
Sans doute. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des pays européens. Mais au fond, ce qui importe, c’est que le Maroc avance, et il le fait avec tous les défis que cela implique.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO