Culture

Littérature : Mohamed Leftah n’accepte que l’ordre poétique

Amoureux de la langue, Leftah a produit une œuvre où la nuit, les bas-fonds de la ville et tout ce qui est humain révèlent une profonde poésie. Cette ode marocaine à la liberté s’inscrit ouvertement contre tous les ordres moraux, qu’ils soient du Sud ou du Nord.

«À peine commencée, cette dérive à travers les mots, je m’aperçois que certains d’entre eux par moi choisis ou eux s’imposant, à commencer par celui qui a initié la dérive, le mot Nouar, fleurs ; la manière dont ils sont venus se disposer, en appeler d’autres comme les premiers oiseaux posés appellent le reste du vol migratoire ; les correspondances qu’ils ont déjà commencé à établir souterrainement entre eux ; les émotions troubles que certains ont fait naître, ou ressusciter, dans mon cœur (et mon corps), tout cela me donne un pressentiment vague, mais puissant, joyeux. À savoir que la matrice et l’ossature de l’histoire que je me propose de narrer, se sont déjà constituées, presque à mon insu. Qu’il ne me reste plus qu’à aller jusqu’au bout de quelques mots, comme on va jusqu’au bout d’un tunnel, ou d’une nuit.» Ces quelques mots de l’introduction de «Demoiselles de Numidie», publié en 1992, donnent le ton d’une œuvre qui marque le paysage littéraire marocain. Mohamed Leftah, né en 1948 à Settat et mort en 2008 au Caire, est un de ces auteurs inclassables. Son écriture est scandaleuse en ce qu’elle décrit, dans ses premiers ouvrages, le grand scandale moral, sociétal et humain de la prostitution. On n’ose écrire sans fard, car il sait faire assentir les couches de maquillage — de ces femmes, de leurs clients comme des souteneurs — et ce qu’elles dissimulent autant que donnent à voir.

Descente aux enfers
Avec ses «Demoiselles…», puis «Au Bonheur des Limbes», Leftah porte au jour littéraire ce qu’il a vu, vécu. Il témoigne de ses nuits dans «la fosse», un cabaret casablancais, en fait passablement sordide. Au fond de cette fosse, l’auteur se débat d’abord avec son appétence pour le «sang de singe». L’alcool le ronge et l’écriture romanesque, on le lit, devient sa manière de saisir une planche de salut. Il finira sa vie en Égypte, libéré de ce démon et auprès de son épouse. Il aura entre-temps chanté les filles de la fosse. Les filles-fleurs nommées Masc Allil, Yasmine, Warda, Zahra…, ces femmes-cicatrices. «Entre les mots : blessure, balafre, entaille, marque, cicatrice [il n’a] pas hésité longtemps», annonce-t-il aux premières lignes. Il eût même préféré celui de stigmate, commun aux forçats et aux saints. Le stigmate, cette blessure qui se retourne. Car Leftah tente une herméneutique du monde — mais souterrain. Prostituées, souteneurs, clients, policiers, cireurs de chaussures… bourreaux et humiliés, humiliés et bourreaux se croisent et se recroisent dans la «Grande Violence» de la «Grande Histoire». Cette grande scabreuse, le verbe veut la conduire «à plus hault sens».

«Le roman, sa passion, “Le roman ou la cité solaire” telle est l’alternative. L’infini de la liberté romanesque ou le carcan de fer de feu du discours clos et parfait. “Le roman contre la barbarie”, la fosse, espace d’écriture, les doigts de fée de la littérature qui ont présidé à sa naissance, lieu de contemplation de la vérité platonicienne. “Nul n’entre si il n’est géomètre”, la descente dans la fosse», écrit Edmond Amran El Maleh, en 2009, dans l’ouvrage collectif «Mohamed Leftah ou le bonheur des mots», chez Tarik éditions.

El Maleh y rend hommage à son ancien élève, son vieil ami et, d’abord, à un auteur tenu en haute estime. «Il aura, lui, Mohamed Leftah, en cette descente aux enfers, une mythologie inouïe, dominée entre autres par deux femmes, “Warda” et “Solange”, de vulgaires barmaids qui se métamorphosent en une espèce de divinités.»

Dans le même recueil, Rachid Khaless se penche sur les «Réminiscences et métamorphoses» chez Leftah : «L’évocation du passé, d’abord, ne verse pas dans la nostalgie : ni regrets ni larmes à verser sur un instant perdu, un visage défait par les ans, un lieu longtemps quitté. […] L’auteur n’inscrit pas sa démarche dans la plainte. Lorsqu’il se propose de restituer images et emblèmes de l’enfance, cela se fait au moyen d’un procédé, la mise en parallèle, qui permet de rapprocher deux symboles liés au passé et au moment présent. La réminiscence, à l’œuvre, n’est pas prise pour elle-même, car elle est par essence contemplation».

Redécouverte de l’écrivain reclus
Le roman «Demoiselles de Numidie» fut publié en 1992, a-t-on dit, par un éditeur parisien. Mais l’auteur se fâcha avec lui peu après. Pendant de longues années, Mohamed Leftah écrivit seul, chez lui, entassant ses manuscrits dans un tiroir. Ingénieur informatique dans de grandes entreprises marocaines au début des années 1970. L’on peut raisonnablement penser qu’une certaine instabilité, en plus de son amour des lettres, l’avait conduit à se tourner vers le journalisme. Mais au début des années 2000, plus personne ne savait vraiment où il se trouvait. Toujours dans «Mohamed Leftah ou le bonheur des mots», Salim Jay se souvient de son émerveillement devant le texte presque oublié et de sa recherche de l’auteur lors de la préparation de son «Dictionnaire des écrivains marocains» (Eddif / Paris-Méditerranée, 2005). «Or, j’avais recherché vainement la trace de Mohamed Leftah auprès de la directrice littéraire des éditions de l’Aube qui avait entrepris de me décrire un écrivain de grand talent, certes, mais “un homme impossible”, et que, d’ailleurs, elle pensait mort ou retourné à la vie sauvage. Ses anciens collègues du “Temps du Maroc”, le supplément magazine du “Matin du Sahara et du Maghreb” ne se montrèrent pas plus optimistes. Néanmoins, invité par Omar Salim à participer à son émission littéraire, peu avant la parution du “Dictionnaire des écrivains marocains”, je me lançai dans un éloge dithyrambique de “Demoiselles de Numidie”. Leftah, qui vivait au Caire, regarda l’émission et dit à sa fille Nezha, qui habitait alors la banlieue parisienne, de prendre contact avec cet homme qui s’échinait à le faire connaître de ses confrères marocains qui ne l’avaient pas lu.» Le contact se fit, et grâce à Salim Jay, donc, les éditions de la Différence publièrent une série de manuscrits jusque-là totalement inédits. Tarik Édition, à Casablanca, se chargea en 2010 d’une édition marocaine des «Demoiselles…». Plus récemment, La Croisée des chemins a offert aux lecteurs marocains une édition soignée des principaux romans leftahiens. Et à New York, l’éditeur Other Press a traduit et publié les «Demoiselles…» en 2023. Salim Jay peut s’enorgueillir à juste titre, en conclusion de son texte, de ce qu’en 2008 une élève du lycée Al Jabr de Casablanca avait étudié Mohamed Leftah, inscrit au programme du bac.

Les «mots pépites» de la nuit
«Au bonheur des limbes» et «Ambre ou les métamorphoses de l’amour» ne sont pas des suites à proprement parler, mais restent dans l’univers des demoiselles. Maquerelles et maquereaux à l’humanité foudroyante y tiennent le haut du pavé de la page. Dans le second, Leftah écrit : «Je disposais de ce mot, ou ce nom, qu’elle avait lancé comme une pierre ramassée dans le brasero où Chérifa lui inclinait la tête ; je n’avais qu’à naviguer dans le sillage de ce mot, à me laisser baigner dans son milieu sonore, mes trésors étaient ces mots pépites qui surgissaient brusquement du minerai de la langue, denses et fermés sur leur nuit, il fallait essayer de les débarrasser de leur gangue, peut-être alors révéleraient-ils une part de la nuit qu’ils renfermaient».
Mais cette nuit s’avère bien plus vaste que «la fosse» du cabaret. D’autres thématiques vont irriguer les signes romanesques. Dans «Le Jour de Vénus» (éd. La Différence, 2009), «l’affrontement entre un commissaire de police misogyne et hypocrite et une féministe marocaine est conté avec la passion d’un amoureux des femmes qui en célèbre la liberté», souligne Salim Jay. La racine latine du nom de vendredi est celui de Vénus, se souvient l’érudit Leftah, qui aborde ici frontalement la question du fondamentalisme. À La Croisée des chemins, le court texte d’«Une Chute infinie» spirale longuement autour du suicide d’un adolescent de Settat, camarade de classe de l’auteur. Avec «L’Enfant de marbre», dont l’action se situe tant au Maroc qu’à Paris, l’auteur s’interroge sur un enfant qui n’a jamais vu le jour. Le recueil de nouvelles, «Un Martyr de notre temps», donne à lire la méditation épouvantée de Leftah devant le phénomène du terrorisme. Enfin, parmi les publications posthumes, «Le dernier combat du Captain Ni’mat», a reçu le prix littéraire La Mamounia en 2011. Quelque temps indisponible dans le Royaume pour des raisons inexpliquées, ce roman sur l’homosexualité d’un militaire égyptien est désormais bien marocain, toujours grâce aux éditions de La Croisée des chemins.

Avertissement
Du cœur d’«Au bonheur des limbes», Mohamed Leftah avertit : «Aux inquisiteurs qui penseraient pouvoir utiliser cette indication contre la fosse catacombe, je dirais : Bienvenue à vous ! En cette heure fatidique qui indique le milieu exact de la nuit, une nuit qui se tient en équilibre fragile, mais parfait, tel celui atteint par le fléau d’une juste balance, tous les membres de notre tribu se travestissent et mettent un masque sur leur visage. Si vous osiez débarquer chez nous, vous vous verriez comme en autant de miroirs ; et le miroir unique des limbes vous réfracterait au visage les serpents de vos désirs inassouvis, de vos fornications clandestines, de votre amer et aigre ressentiment. L’âme épouvantée, vous imploreriez alors les maîtres et maîtresses des lieux».

Il s’agit aussi, l’auteur l’écrit, des bacchanales. Les deux rives de la Méditerranée sont convoquées, il s’en ouvre dans «Ambre…», Dieux et titans de l’Olympe guerroient en lui, «l’enfant né le 17 d’un mois de Rajab al fard, l’unique». Leftah a suivi à la lettre le programme annoncé aux premières pages des «Demoiselles…» : de la violence, de la nuit, il cherchait à dégager un ordre. «Poétique. Le seul ordre acceptable.»

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO



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