Opinions

Keiretsu : le modèle japonais appliqué au Maroc

Par Tarik SAIKOUK
Ph.D. HDR Excelia

& Ahmed HAMDI
Ph.D. Rabat Business SchoolMaroc

Depuis le lancement du plan Émergence en 2005, le Royaume du Maroc a multiplié les initiatives gouvernementales visant à identifier, créer et dynamiser le tissu industriel marocain dans les métiers mondiaux. Selon une étude de l’industrie marocaine publiée par Dr. El Assimi Mohamed en 2023, le taux de croissance annuel moyen (TCAM) affiché par les principales grandeurs économiques durant la période 2005-2020 est plutôt positif : 5,4% pour les exportations industrielles, 5,9% pour la production industrielle, seulement 0,8% pour l’investissement industriel, 5,4% pour la valeur ajoutée industrielle, et une croissance négative pour les emplois industriels (-3,2%). Ces progressions sont principalement boostées par l’industrie automobile ainsi que l’industrie chimique et parachimique grâce à l’OCP. Il est clair que pour réaliser un décollage économique et social, un secteur secondaire (industriel) fort et compétitif est indispensable. Cet article propose d’examiner comment les entreprises marocaines peuvent s’inspirer du modèle japonais du keiretsu pour renforcer leur industrialisation et compétitivité.
Dans le monde des affaires, certains modèles industriels se distinguent par leur efficacité et leur succès. Le modèle industriel japonais, basé sur le concept du keiretsu, est souvent cité en exemple.

Contrairement à ce qui est communément admis, les produits de consommation japonais n’ont pas toujours été de grande qualité durant les années 50 et 60. En adoptant les principes de qualité d’Edward Deming et Joseph Duran, le secteur industriel japonais s’est métamorphosé grâce à des concepts comme les cercles de qualité, le lean management et le Kaizen. Ces changements ont permis au Japon de dominer les marchés mondiaux dans les années 70 et 80, surpassant même des géants américains.

Joseph H. Duran, dans un article du «Washington Post» de 1993, a décrit cette transformation ainsi : «Ce que j’ai dit aux Japonais était ce que je disais depuis des années aux États-Unis. La différence était qui écoutait. Les personnes présentes à mes conférences de deux jours au Japon étaient 140 PDG des plus grandes entreprises manufacturières du pays.  Après ces sessions, deux autres groupes, chacun composé de 150 cadres supérieurs japonais, ont passé deux semaines avec moi. Lorsque je donnais des conférences aux États-Unis, le public était composé d’ingénieurs et de responsables du contrôle qualité. Jamais avant mon voyage de 1954 au Japon — et jamais depuis — les dirigeants industriels d’une grande puissance ne m’avaient accordé autant d’attention». Le succès de cette transformation industrielle japonaise repose en grande partie sur des modèles de collaboration et d’intégration poussée entre entreprises, qui ont permis de renforcer la compétitivité et l’efficacité du secteur industriel. C’est dans ce cadre que le concept du keiretsu émerge comme un élément central de la réussite économique japonaise. Comprendre ce modèle et ses avantages pourrait offrir des perspectives intéressantes pour les entreprises marocaines désireuses d’améliorer leurs performances industrielles.

Qu’est-ce que le keiretsu ?
Le keiretsu est une structure d’affaires japonaise où des entreprises interconnectées maintiennent des relations et des participations partagées pour travailler collectivement. Ces groupements comprennent des fabricants, des fournisseurs, des distributeurs et des banques qui se soutiennent financièrement et opérationnellement. Les keiretsu peuvent être catégorisés en deux types : horizontal et vertical. Les keiretsu horizontaux sont des groupes diversifiés d’entreprises reliées par des participations croisées et des institutions financières communes, tandis que les keiretsu verticaux consistent en une grande entreprise et ses fournisseurs travaillant ensemble dans une industrie spécifique.

Avantages du keiretsu
1. Relations commerciales préférentielles : les membres d’un keiretsu engagent souvent des échanges commerciaux préférentiels entre eux, stabilisant la demande et l’offre au sein du groupe.
2. Soutien financier : la banque principale au sein d’un keiretsu offre une stabilité financière et un capital à moindre coût aux entreprises membres, les aidant à supporter les fluctuations économiques.
3. Efficacité et coordination : les relations à long terme et la confiance mutuelle entre les membres du keiretsu améliorent l’efficacité opérationnelle et les stratégies commerciales coordonnées.

Application du Keiretsu au Maroc
Adapter le modèle keiretsu au Maroc pourrait considérablement améliorer le paysage industriel du pays en favorisant des liens plus forts entre les fournisseurs et les fabricants, créant ainsi des supply chains robustes, compétitives et cohésives.
1. Développement des supply chains locales : les industries marocaines peuvent former des alliances similaires au keiretsu, favorisant des relations étroites entre les fabricants locaux et leurs fournisseurs. Cela peut assurer un approvisionnement fiable en matériaux et composants, réduisant ainsi la dépendance aux supply chains internationales et renforçant la résilience locale.
2. Collaboration financière : à l’instar du modèle japonais, les entreprises marocaines pourraient collaborer avec des banques pour créer des réseaux financiers offrant un accès plus facile au crédit et une stabilité financière. Cela pourrait être particulièrement bénéfique pour les PME qui rencontrent souvent des difficultés de financement.
3. Efficacité opérationnelle : en adoptant les principes du keiretsu de confiance mutuelle et de coopération à long terme, les entreprises marocaines peuvent améliorer leur efficacité opérationnelle. Des échanges réguliers de personnel, des programmes de formation communs et des projets de R&D collaboratifs peuvent être institués pour renforcer les capacités globales de la supply chain.
4. Partage des ressources et des innovations : les membres du keiretsu partagent souvent la recherche, les innovations et les technologies. Les entreprises marocaines peuvent mettre en place des pratiques similaires pour investir collectivement dans la R&D et partager les avancées technologiques, favorisant ainsi l’innovation et restant compétitives sur les marchés internationaux.
5. Soutien gouvernemental et politique : le gouvernement marocain peut faciliter la formation de structures similaires au keiretsu en offrant un soutien réglementaire, des incitations fiscales et des subventions aux entreprises qui s’engagent dans de telles pratiques collaboratives. La création de zones économiques avec des réglementations simplifiées peut également attirer davantage d’investissements et favoriser la croissance industrielle. Pour dominer les marchés africains et locaux, le Maroc doit créer une supply chain de classe mondiale. Cela passe par l’établissement de partenariats de confiance et de coopération à long terme avec les fournisseurs locaux, l’encouragement de l’innovation collaborative dès les premières étapes du développement des produits, et l’offre d’un soutien éducatif et de formations pour améliorer l’efficacité et la qualité des fournisseurs. En adoptant et en adaptant les principes du keiretsu, le Maroc peut non seulement renforcer son économie locale, mais aussi accroître la compétitivité et la reconnaissance internationale de ses produits et entreprises. En créant des structures de soutien similaires aux Sōgō shōsha japonaises, le Maroc pourrait aider ses entreprises à explorer et pénétrer de nouveaux marchés, notamment en Afrique. L’innovation, la coopération et un soutien institutionnel fort seront les clés pour transformer les défis en opportunités de développement durable et positionner le Maroc comme un leader industriel en Afrique et au-delà.



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