La Guerre en Ukraine : quels impacts sur les marchés des matières premières énergétiques et non énergétiques ?
Par Amine Ben Amar
Professeur de finance,
& Dr Amir Hasnaoui
Professeur et directeur du pôle finance chez Excelia Business School
Le 24 février 2022, peu après la reprise économique post-crise covid-19, la Russie a envahi l’Ukraine. Cet évènement a provoqué un choc majeur dans l’ensemble des marchés de matières premières. Les deux belligérants étant d’importants exportateurs de plusieurs matières premières énergétiques et non énergétiques, le déclenchement de cette guerre – toujours en cours -, a considérablement perturbé les chaînes d’approvisionnement, notamment en termes de production et de vente. Ainsi, pendant que la volatilité des prix de certaines matières premières (le charbon, le nickel et le blé) atteignait un sommet en février et mars 2022, les prix des matières premières agricoles culminaient à des niveaux jamais atteints depuis la crise économique mondiale de la finance en 2008.
Ce choc a eu des conséquences inflationnistes, entraînant l’érosion du pouvoir d’achat des ménages. À titre d’exemple, selon l’INSEE, le taux d’inflation en France (mesuré par le glissement annuel par rapport au même mois de l’année 2021 de l’indice des prix à la consommation) a été de 6,2% en octobre 2022 . Cette hausse s’explique principalement par l’accélération des prix des produits alimentaires (+12% en octobre dernier en glissement annuel), de l’énergie (+19,1%) et, dans une moindre mesure, des produits manufacturés (+4,2%).
Risque géopolitique
La Banque mondiale rappelle que les pénuries et l’inflation, surtout alimentaires, ont un impact négatif sur les ménages les plus pauvres et pourraient accentuer les inégalités socio-économiques. Mais il ne faut pas attribuer l’intégralité de cette inflation au seul risque géopolitique. En effet, les marchés des matières premières ont déjà été tendus sous l’effet d’une forte reprise de la demande après la pandémie.
Selon les statistiques de la Banque mondiale, les indices des prix énergétiques et non énergétiques ont augmenté, respectivement, de 50 % et 40 % entre janvier 2020 et décembre 2021, puis de 34% et 13% entre janvier et mars 2022. À court terme, plusieurs études ont montré que la demande de produits pétroliers (l’essence et le diesel) est très inélastique aux prix. Ainsi, en réaction à cette hausse, les réponses ponctuelles des décideurs politiques, cherchant à soulager les consommateurs, sont passées principalement par le déstockage (exemple : la libération des stocks de pétrole des réserves stratégiques nationales pour atténuer la pénurie), les subventions et la baisse des taxes.
Selon une analyse plutôt ultralibérale, ces remèdes sont non seulement inefficaces, mais risquent d’aggraver les pénuries d’approvisionnement. L’impact de la hausse des prix sur le pouvoir d’achat des ménages peut être atténué par des mesures plus ciblées, telles que les transferts monétaires en faveur des ménages à faibles revenus.
Au-delà de ces conséquences inflationnistes, les perturbations dans l’approvisionnement en matières premières ont affecté le fonctionnement d’un large éventail d’industries (industrie alimentaire, construction, pétrochimie et transport). Aussi, ils ont suscité des inquiétudes quant à la sécurité énergétique et alimentaire, pour les pays développés, mais aussi (et surtout) pour les plus pauvres.
Avant la guerre, les États européens importaient une part substantielle de leur charbon (40%), gaz naturel (35%) et pétrole brut (20%) de Russie. C’est une dépendance à double sens puisque ce pays dépendait aussi de l’Europe pour ses exportations. En matière de sécurité alimentaire, les nations développées, comme les grandes économies émergentes, étant elles-mêmes de grands producteurs de produits agricoles, ont été épargnées, ce qui n’a pas été le cas des économies les plus fragiles, celles-ci étant beaucoup moins autonomes. Dépendant fortement des approvisionnements en provenance de Russie et de l’Ukraine, ils sont aussi mécaniquement plus sensibles aux conséquences de la guerre. C’est ainsi que, selon un rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (2022), de nombreux pays en développement risquent de connaître, dans un futur très proche, famine et malnutrition.
Chocs successifs
Pour mieux comprendre les conséquences à long terme de la guerre en Ukraine et prévoir la dynamique des marchés, il est pertinent de comparer la crise actuelle avec des chocs antérieurs. Sur la période contemporaine, le marché pétrolier a connu quatre fortes hausses de prix : la première en 1973 (premier choc pétrolier), la deuxième en 1979 (second choc pétrolier), la troisième au début des années 2000 – en raison de la forte demande énergétique des grands pays émergents -, et la quatrième en 2008 (crise économique mondiale). Quant aux matières premières agricoles, deux augmentations majeures des prix ont eu lieu au cours du dernier demi-siècle : la première sur la période 1972-1974 et la seconde dans les années 2000. La réaction des politiques aux chocs ainsi que celle des marchés aux politiques et aux chocs méritent une investigation rigoureuse.
D’une part, pour comprendre les similitudes et les différences entre l’impact de cette crise sur les marchés et les chocs antérieurs et, d’autre part, pour faire un inventaire des différentes politiques déployées auparavant (particulièrement celles ayant fait leurs preuves). Quelle que soit la crise, le constat reste le même : la flambée des prix des matières premières est accompagnée de conséquences négatives sur les ménages. Cette problématique est complexe, riche et intéressante. En effet, dans la majorité des cas, les éléments de réponse reposent principalement sur des considérations financières et de fonctionnement des marchés. Ne serait-il pas intéressant de s’intéresser davantage à l’agriculture raisonnée, à la transition énergétique, à l’abandon des combustibles fossiles, etc. comme pistes alternatives pour amortir ces chocs et apporter une solution durable ?