Opinions

Marché du travail : les tendances de l’après-crise

Dr. Tawhid Chtioui
Président du groupe ISGA

Selon le HCP, l’économie nationale, après avoir créé 230.000 emplois sur la période 2020-2021, en a de nouveau perdu 58.000 entre T1-2021 et T1-2022. Si le taux de chômage global a légèrement diminué (12,1%), les diplômés de niveau supérieur, en revanche, ont vu leur taux de chômage progresser de 0,5 point à 26,7%. Pour mieux comprendre ces chiffres, il faut les mettre en perspective par rapport à la perte de 432.000 postes d’emploi en 2020, liée à la crise pandémique.

Cela témoigne de la reprise progressive de l’économie marocaine, principalement dans les secteurs des Services, du BTP et de l’Industrie alors que l’Agriculture et l’Artisanat continuent à perdre des emplois. Cette reprise est malheureusement plus lente que celle constatée dans la plupart des pays européens. En France, par exemple, l’emploi salarié privé a dépassé en 2021 son niveau d’avant-crise dans tous les secteurs sauf l’Industrie.

Ceci est probablement lié à une politique de gestion de la crise sanitaire différente et à des dispositifs d’aide assez généreux, dans certains secteurs, ayant favorisé les embauches. Pour retrouver rapidement les taux d’emploi d’avant la pandémie, l’économie marocaine doit se réinventer en misant sur la restructuration des filières porteuses et créatrices d’emplois.

Les périodes de baisse d’activité devraient permettre à certaines industries d’accélérer leur capacité d’innovation et de transformation pour être plus compétitives et répondre aux nouveaux enjeux de l’économie mondiale : digitalisation, formation (perfectionnement et requalification), adaptation de l’offre produit-service…

Au sein du Groupe d’enseignement supérieur ISGA, nous avons réalisé une étude sur le marché du recrutement au Maroc durant le 1er semestre 2021, dans laquelle sont répertoriés les métiers les plus recherchés, les recruteurs principaux, les niveaux d’études demandés, les salaires proposés, la répartition par ville.

2.214 offres d’emploi de cadres, publiées sur les sites rekrute.com et emploi.ma, ont ainsi été étudiées sur une période de six mois.

Les résultats de cette étude apportent un éclairage intéressant pour les étudiants et les entreprises ainsi que pour l’ensemble des acteurs économiques sur les évolutions du marché de l’emploi en temps de crise sanitaire. Nous assistons, depuis quelques années au Maroc, à un accroissement simultané de la part des métiers les plus qualifiés et d’autres très peu qualifiés, induisant une baisse concomitante de la proportion des effectifs en emploi au milieu de l’échelle des qualifications. C’est ce qu’on appelle la «polarisation des emplois».

On peut expliquer cela principalement par les évolutions technologiques privilégiant les tâches intellectuelles, et non routinières, et par la concurrence internationale de plus en plus intense.

Cette dernière, notamment, pèse sur l’emploi industriel, provoquant ainsi un déclin des emplois situés au milieu de la distribution des qualifications (employés et ouvriers qualifiés), d’un niveau d’études équivalent à Bac+2/3. Mais ce qui est encore plus intéressant dans notre étude, c’est le constat relatif à la progression de la demande de profils avec expériences intermédiaires (54,9% des offres) alors qu’avant la pandémie, ce sont plutôt les jeunes diplômés de bac+5 qui étaient les plus recherchés par les entreprises au Maroc.

Ainsi, les débutants sont deux fois moins recherchés par rapport à 2016. Les recruteurs privilégient donc l’expérience pour accompagner la relance et soutenir la compétitivité dans un contexte de sortie de crise. L’étude montre également que le salaire moyen d’un jeune diplômé Bac+5, sans expérience professionnelle, reste encore faible et stagne depuis quelques années, malgré la baisse du pouvoir d’achat.

Cependant, la progression constatée, trois ans d’expérience après l’obtention du diplôme, est intéressante et démontre, encore une fois, l’attente des entreprises en matière de compétences opérationnelles et pratiques. Nos écoles et universités doivent davantage associer les savoirs fondamentaux avec les savoir-faire et les expériences pratiques dans leurs cursus sans oublier les soft skills, très recherchés par les employeurs, comme le démontre notre étude.

Les étudiants doivent, par ailleurs, multiplier les projets, stages et immersions professionnelles pendant leurs études pour aspirer, non seulement à de meilleurs salaires, mais également à une insertion plus rapide et durable. Le monde change et notre système universitaire doit s’adapter en conséquence afin de répondre aux nouvelles attentes du marché de l’emploi et au renouvellement des métiers et des compétences.

En outre, l’étude montre un développement fulgurant du travail indépendant. La quête de liberté et d’équilibre vie professionnelle/vie personnelle ou encore la recherche de mobilité et de nouveauté, toutes caractéristiques des nouvelles générations, figurent parmi les raisons qui motivent plus d’un diplômé et plus d’un salarié à franchir le pas pour entrer dans le monde du freelancing.

La crise sanitaire a été, d’ailleurs, un facteur accélérateur puisque plusieurs salariés ont déménagé ou ont apprécié le travail autonome et à distance pendant la crise, exigeant désormais des conditions de travail plus flexibles ou se mettant à leur propre compte.

Pour les générations d’aujourd’hui, entrepreneurs de la technologie et du web, le modèle traditionnel du CDI et la relation de subordination avec un employeur ne les attirent pas. Ils gagnent même plus en travaillant en freelance tout en continuant leur progression et leur apprentissage grâce à la diversité des missions et des contextes.

Ce mouvement est irréversible et devrait pousser les entreprises à repenser l’organisation du travail, les modes de management et les relations avec leurs collaborateurs au risque de voir disparaitre complètement le statut de salarié… (Aux États-Unis, 99% des créations d’emplois de 2000 à 2011 ont été le fait de la progression du travail indépendant, ce qui conduit certains éditorialistes américains à parler d’une «Freelance nation»).

L’étude révèle également que le secteur et les métiers de l’informatique offrent, aujourd’hui, les meilleures perspectives d’emploi au Maroc et encore plus avec l’accélération de la digitalisation pendant la période pandémique. Le Maroc met le cap sur la digitalisation de ses entreprises et se tourne vers un usage du numérique devenu indispensable pour tous les secteurs d’activité.

La digitalisation bouleverse le marché du travail car elle provoque la disparition de nombreux métiers et emplois (effet de l’automatisation) mais elle en crée d’autres avec un besoin de compétences nouvelles : intelligence artificielle, data management, IoTs, cloud computing, cybersécurité… Il est donc clair que les jeunes diplômés d’aujourd’hui, des «digital natives», sont très attirés par les environnements de travail offrant des perspectives intéressantes dans le domaine des technologies numériques, que ce soit au niveau des expertises demandées ou de l’environnement et outils de travail proposés.

Nous constatons, dans le même ordre d’idées, que la compétence «numérique/informatique» est la 2e compétence la plus demandée par les recruteurs au Maroc, tous métiers confondus (après «langues/communication»). Ceci démontre que, même en dehors des métiers du numérique, la place accordée à cette dimension devient prépondérante pour la réussite professionnelle, ce qui nécessite non seulement de former aux nouveaux métiers du numérique mais aussi et surtout d’accompagner le développement des compétences numériques au niveau de toutes les fonctions dans les entreprises et les administrations par la formation tout au long de la vie… Une condition indispensable à la remise à niveau nécessaire de certaines filières de l’économie marocaine.

Bio Express

Dr. Tawhid Chtioui, président du groupe ISGA, est professeur, expert international et entrepreneur dans le domaine de l’enseignement supérieur et la formation. Titulaire d’un doctorat en sciences de gestion de l’Université Paris Dauphine et du leadership development program in Higher Education d’Harvard University, il a occupé des fonctions scientifiques et  dirigeantes dans différentes écoles de management au Maroc et en France. Il est l’auteur de plusieurs articles scientifiques et a enseigné dans de nombreuses institutions internationales. Dr Chtioui s’est vu décerner plusieurs prix internationaux à l’instar du «Top 100 leaders in education award» du Global forum on education & learning (2019) et de «The Name in science & education award» du Socrates committee Oxford debate university of the future (2019).

 


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