Management : de la chorégraphie millimétrée à l’art du funambule agile
Par Hiba Mabrouk
Professeure de lettres et de philosophie
Le management à l’ancienne : Quand l’usine était le temple sacré des gestes. Les débuts du management… une époque où les usines ressemblaient plus à des temples dédiés à la précision qu’a des lieux de travail. Frederick Taylor, grand prêtre de l’OST (Organisation scientifique du travail), pensait avoir découvert la formule magique du succès : l’analyse minutieuse de chaque geste de l’ouvrier. Chronomètre en main, il traquait le moindre mouvement, tout comme Socrate traquait la vérité dans les ruelles d’Athènes.
Le «One Best Way» était sa pierre philosophale, la promesse d’une efficacité parfaite. Si Taylor avait eu un compte Instagram, il aurait probablement posté des storys de ses ouvriers, avec des hashtags comme #WorkHarder ou #NoPainNoGain. Quant à Henri Fayol, exemple de sagesse à la française, il nous offrit la Bible du management avec ses 14 principes. Oui, c’était le Moïse du début du XXe siècle avec les 14 commandements pour que l’entreprise fonctionne comme une horloge suisse. Il aurait probablement applaudi le dernier iPhone pour sa fonctionnalité «temps d’écran» – tout est question de contrôle, n’est-ce pas ? Puis, Max Weber, l’inventeur de la bureaucratie, entra en scène avec son concept d’autorité rationnelle. Weber croyait que l’ordre était l’épicentre de l’univers professionnel.
On pourrait presque l’imaginer, tout excité, rédiger un traité sur les «Plaisirs de l’administratif» pendant ses temps libres. Une organisation sans paperasse ? Impensable. «L’autorité est au centre», proclamait-il, un peu comme Aristote aurait dit que la Terre est le centre de l’univers. Et n’oublions pas Henry Ford, qui apporta la touche finale avec sa chaîne de montage. Son mantra ? La standardisation à outrance. «Les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir». Vous voyez, même à l’époque, le choix était une illusion. La vie était simple, claire, prévisible. Comme un bon vieux vinyle, toujours la même mélodie. Ah, heureusement que le temps du management classique est derrière nous ! Vous imaginez encore aujourd’hui des bureaux où chaque décision doit passer par 14 étapes de validation, comme si on lançait une fusée vers Mars ? On peut maintenant remercier les méthodes de management moderne qui nous ont permis d’ouvrir la fenêtre pour laisser entrer un peu d’air frais. Bonjour la créativité, la flexibilité et, osons le dire, un soupçon d’humanité dans notre manière de travailler.
Mais avant de trop fêter notre évolution, rappelons-nous une petite pensée philosophique : «La liberté ne consiste pas seulement à faire ce que l’on veut, mais à savoir ce que l’on doit faire pour rester libre».
En d’autres termes, les nouvelles méthodes de management nous offrent plus de liberté, mais elles nous rappellent aussi que la responsabilité et l’équilibre restent au cœur de notre quête d’un travail épanouissant.
Le management moderne : l’ère du chaos organisé
Et puis, nous avons traversé les siècles et voilà, nous sommes à l’ère des GAFAM. Le management a changé de costume. Le bureau n’est plus ce temple sacré où l’on entre en silence pour méditer sur l’efficacité. Non, aujourd’hui, c’est une sorte de grand parc d’attractions, où l’on jongle avec la flexibilité, l’innovation et l’adaptabilité. Un peu comme si l’on avait décidé de fusionner Platon et Michel Foucault pour créer une nouvelle philosophie du travail : «Flexibilité est la mère de toute réussite», clamerait Platon. «Le pouvoir est partout», répliquerait Foucault.
Prenons la «vie en portefeuille», ce concept moderne où l’employé jongle entre les projets comme un équilibriste sur une corde raide. On utilise des outils pour favoriser l’asynchrone et le distanciel, comme si c’était la plus grande avancée depuis l’invention de l’écriture cunéiforme. Imaginez un Taylor moderne face à une réunion zoom. Il aurait sans doute conçu une application pour mesurer le nombre de mots prononcés par minute par chaque participant, avec des graphiques et des «analytics» pour maximiser l’efficacité… le tout, bien entendu, en temps réel. Cependant, pouvons-nous réellement parler d’une libération de l’individu au travail, ou assistons-nous simplement à une mutation des anciennes formes de contrôle vers des méthodes plus subtiles mais tout aussi contraignantes ?
Le leadership empathique : de l’autocratie à l’atelier de développement personnel
Désormais, le manager est un coach, un mentor, un guide spirituel et même un excellent conteur de «noukat», dans l’entreprise marocaine ; une technique qui détend l’atmosphère et créée un rapprochement avec son équipe. Finie l’époque des ordres aboyés à la chaîne de montage ! Aujourd’hui, il s’agit de donner du «feedback constructif» et d’encourager le «droit à l’erreur». Oui, l’erreur est humaine, clame-t-on fièrement… tant que l’IA confirme qu’il n’y a pas de perte financière significative bien sûr ! Car, ne l’oublions pas, l’IA est la nouvelle Oracle de Delphes, omnisciente, omniprésente, omnipotente, nous guidant dans nos décisions. On ne parle plus de «One best way», mais de sprints, d’itérations, et de l’incantation : «Fail fast, learn fast». Henry Ford se retournerait probablement dans sa tombe en entendant cela. Lui qui prêchait la perfection et la répétition, quelle idée de transformer l’échec en vertu !
Les enjeux actuels ou comment survivre dans la jungle moderne
Aujourd’hui, les entreprises naviguent dans ce que l’on appelle un environnement VUCA : Volatil, Incertain, Complexe et Ambigu. Cette situation rappelle les débats philosophiques classiques où la quête de vérité était souvent insaisissable, et où chaque pensée était une interprétation différente de la réalité.
De la même manière, le monde des affaires est devenu un champ de perceptions multiples, où la vérité unique est un concept évanescent. Le manager moderne, dans ce contexte, est une figure qui doit constamment jongler entre des variables imprévisibles. Il est semblable à un chef d’orchestre du chaos, cherchant à faire coexister harmonieusement une multitude de facteurs changeants. La dialectique hégélienne entre la thèse et l’antithèse est désormais ancrée dans la culture d’entreprise, où chaque stratégie est soumise à un équilibre fragile entre opposés : stabilité et innovation, contrôle et liberté, planification et improvisation…
Dans cette jungle moderne, la capacité d’adaptation est devenue la vertu cardinale. Le manager doit embrasser l’incertitude et l’instabilité. Il doit cultiver la résilience et l’agilité, prônant une culture d’apprentissage continu. Le «Je sais que je ne sais rien» de Socrate a plus que jamais sa place dans ce monde en constante évolution où la science infuse est un mythe. Le manager est un disciple de l’apprentissage par l’expérience, où chaque défi est une occasion de remettre en question ses propres certitudes.
La créativité joue également un rôle central dans cette nouvelle dialectique. Les entreprises sont appelées à innover non seulement dans leurs produits et services, mais également dans leur manière de penser et d’organiser. Le manager devient alors un médiateur de la pensée divergente, encourageant l’exploration de nouvelles idées et perspectives. Cette approche est semblable à l’empirisme de Locke, où la connaissance est construite à partir de l’expérience et de l’expérimentation.
Enfin, cette cohabitation d’opposés dans un équilibre toujours précaire évoque le concept de la «coïncidence des opposés» cher à Nicolas de Cues. Les entreprises doivent apprendre à vivre avec les contradictions, à trouver l’unité dans la diversité, et à naviguer entre l’ordre et le désordre.
Du management rigide à l’innovation agile
Alors, où cela nous mène-t-il ? Peut-être à la recherche perpétuelle du «Graal» du management moderne. Après tout, nous avons délaissé l’époque du «One best way», cette idée platonicienne d’une forme parfaite du travail, pour entrer dans l’ère du «Try and iterate», qui évoque davantage l’empirisme de John Locke ou le pragmatisme de William James.
La clé se trouve probablement à mi-chemin entre la rigueur méthodique des anciens et le zen d’une séance de yoga d’entreprise. Le management moderne peut alors être vu comme une version revisitée de la caverne de Platon : nous devons sortir de l’ombre des méthodes rigides pour embrasser la lumière de l’innovation, tout en cherchant sans cesse ce «souverain bien» qu’est la rentabilité, qui serait le «Telos» ultime de l’entreprise. Et la prochaine étape ? Peut-être que l’intelligence artificielle deviendra un jour le «deus ex machina» du management, combinant la logique froide d’Aristote à l’éthique de Spinoza. Mais, en attendant, chers managers, continuez à naviguer dans ces eaux incertaines avec la sagesse de Socrate dans une main et une citation de Nietzsche dans l’autre. Parce qu’en fin de compte, ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts… ou du moins, plus flexibles !