Opinions

L’abus de droit : une construction prétorienne à la rescousse de la discipline fiscale

Par Hassan El Ktini
Chercheur universitaire et docteur en droit privé de l’Université de Grenoble

Face à la multiplication exponentielle des montages échafaudés par les contribuables dans le but d’éluder ou d’atténuer l’impôt, les pouvoirs publics font appel à la théorie de l’Abus de droit, autant que faire se peut, afin de révéler le caractère frauduleux des manœuvres visant l’érosion des bases d’imposition. Contrairement à la France qui compte de longues années d’expérience en la matière avec un legs jurisprudentiel considérable, au Maroc, la théorie de l’Abus de droit en est encore à ses balbutiements. Toutefois, elle s’est ingénieusement imposée dans le paysage juridique fiscal marocain. Les deux juridictions ont emprunté la même démarche répressive pour atteindre les mêmes finalités, à savoir détecter les actes constitutifs d’abus de droit pour en révéler le caractère véritablement frauduleux. Mais, il n’en demeure pas moins que le législateur marocain s’est inspiré de l’empirisme français en ne précipitant pas la mise en œuvre et en optant pour la voie didactique afin de susciter l’adhésion à l’impôt. D’ailleurs, le retour d’expérience français semble approuver la gouvernance fiscale pertinente et perspicace du Maroc en la matière. Détails.

Ne lèse personne qui use de son droit
Toute norme fiscale a donc sa propre finalité, sa propre raison d’être. Il s’agit là de l’idée générale qui a présidé à sa conception et continuer à la vivifier. Comme le formulait Montesquieu, chaque règle de loi a son esprit mais avant tout sa lettre, et ce sont là les deux faces indissociables d’une même loi. La lettre serait alors une position prônant une interprétation stricte, voire littérale. À contrario, l’esprit qualifierait la priorité donnée soit à l’intention originelle, soit au but visé par le législateur aux dépens de sa formulation littérale. Il y a donc deux façons de concevoir le respect dû à la loi. L’obéissance à la lettre de la règle de droit en adoptant une lecture littérale, pour ainsi dire au pied de la lettre du texte, au risque de s’éloigner de l’intention première du législateur. Au contraire, s’en tenir à l’esprit de la loi au risque qu’elle soit interprétée différemment du sens de la lecture littérale. De fait, la mise en œuvre de toute règle de droit et son application littérale risque de s’écarter de son objectif majeur et servir des finalités qui seraient aux antipodes de l’esprit de la loi et de l’intention première du législateur. A priori, «ne lèse personne celui qui use de son droit». «Neminemlaedit qui suo jure utitur», car là où il y a le droit, il n’y a pas d’abus. Mais, paradoxalement, une autre maxime latine, «Summum jus Summa injuria», nous met en garde en nous signifiant que l’application excessive du droit conduit à l’injustice. Donc s’évertuer à gérer ingénieusement pour payer moins d’impôt n’a rien de foncièrement répréhensible au regard de la loi fiscale. Mais il n’en demeure pas moins que ce principe de la liberté de gestion fiscale mérite d’être nuancé à bien des égards au risque de tomber sous le coup de la théorie de l’abus de droit.

L’Abus de droit en Droit français, source d’insécurité juridique ?
La notion d’abus de droit, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui en France, est la résultante d’un double courant, jurisprudentiel et législatif.

Ainsi le legs jurisprudentiel en la matière a été repris et étendu par le législateur français dans l’article L. 64 du LPF. En vertu de cet article, le contribuable tombe sous le coup de l’abus de droits dans deux cas de figure : la fictivité juridique et la fraude à la loi

1) La fictivité juridique se traduit par un acte fictif passé par le contribuable, mais ne correspond en fait à aucune réalité. Dans ce cas l’administration est devant un mensonge juridique, un pur subterfuge conçu spécifiquement pour fourvoyer le fisc de manière à lui permettre de faire une économie ou tout bonnement s’affranchir de l’impôt.

2) La fraude à la loi : dans ce cas le contribuable tente de détourner la finalité d’une règle de droit par le biais d’une application littérale des dispositions fiscales à l’encontre de l’objectif escompté par le législateur. Ce montage est présumé frauduleux car en définitive n’est inspiré par aucune considération autre que fiscale un but exclusivement fiscal. Mais il n’en demeure pas moins que le perfectionnement juridique visant la neutralisation de ces montages constitutifs d’abus de droit ne faiblit pas à ce stade. D’autres dispositions majeures portant sur la même thématique sont venues étoffer le paysage fiscal français pour étendre le périmètre dédié à l’abus de droit.

Ainsi la Loi de finances 2019 a institué l’article L 64 A du LPF, connu sous la dénomination usuelle de «mini- abus de droit» qui a employé les mêmes termes que l’article 64 du LPF avec la seule différence qu’il ne s’agit nullement d’un motif exclusif, mais plutôt principal, d’éluder ou atténuer les charges fiscales de l’intéressé. Aussi, l’article (205 A) du CGI français a instauré un dispositif coercitif par le truchement d’une règle «anti-abus» en matière d’IS, permettant à l’administration d’écarter les montages abusifs qui, «ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou à titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents». C’est à dire qu’il n’y a pas de justification économique.

L’abus de droit en Droit fiscal marocain : une utilisation parcimonieuse et intelligible C’est la Loi de finances pour l’année budgétaire 2017 qui a ouvert la voie à la théorie de l’abus de droit pour se faire une place dans le droit fiscal marocain en complétant à cet effet les dispositions de l’article 213-V du CGI.Ainsi, une autre arme répressive contre les incivilités fiscales vient étoffer l’arsenal juridique fiscal mis en place pour prêter main forte à l’administration dans sa lutte systématique contre certaines pratiques de fraude et d’évasion fiscales, auxquelles recourent les contribuables, à travers des montages juridiques artificiels destinés à le faire profiter indûment d’avantages fiscaux.L’idée centrale derrière cette introduction est de prévoir que «les opérations constitutives d’un abus de droit ne sont pas opposables à l’administration et peuvent être écartées afin de restituer leur véritable caractère, dans les deux cas suivants :

1) lorsque lesdites opérations ont un caractère fictif ou visent uniquement la recherche du bénéfice des avantages fiscaux à l’encontre des objectifs poursuivis par les dispositions législatives en vigueur ;

2) ou lorsqu’elles visent à éluder l’impôt ou à en réduire le montant qui aurait été normalement supporté, eu égard à la situation réelle du contribuable ou de ses activités, si ces opérations n’avaient pas été réalisées». Il importe de préciser que l’administration fiscale marocaine ne peut invoquer ce droit que dans le cadre de la procédure de contrôle fiscal en respect des garanties accordées aux contribuables. À cet effet et dans le cadre de la simplification des procédures fiscales, la LF 2024 a supprimé le recours devant la Commission consultative du recours pour abus de droit, afin de maintenir un seul niveau de recours devant la Commission nationale de recours fiscal.

L’abus de droit : regards comparés
Il importe de souligner, dans cette perspective, que le législateur français s’est inspiré amplement de l’abondance de la jurisprudence et de la proactivité de son juge fiscal en la matière depuis des années avant la consécration juridique de la théorie de l’abus de droit. Autrement dit, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est grâce au juge fiscal français que cette procédure de répression s’est imposée à une place centrale dans le Code général des impôts français. Pour sa part l’expérience marocaine en la matière n’en est qu’à ses balbutiements. L’introduction de l’abus de droit dans l’arsenal juridique est très récente (LF 2017). Ainsi, comparaison ne serait en effet pas raison. D’un côté, une expérience française ancienne et riche d’antécédents jurisprudentiels et administratifs. Et de l’autre, une mise en place très récente qui aura besoin de temps pour que la notion mûrisse et prenne la tournure nécessaire à la finalité escomptée.

Dans les deux versions, française et marocaine, et avec une terminologie voisine, les administrations fiscales respectives ont la pleine latitude, en vertu respectivement des articles, supra, L 64 du livre des procédures fiscales français et 213 du CGI marocain, d’écarter les actes et les opérations constitutifs d’abus de droits dans le but d’en révéler le caractère frauduleux. Il importe de signaler à ce titre que bien que la consécration juridique de la théorie de l’abus de droit, en France, soit en avance sur le Maroc, il n’en demeure pas moins que le législateur marocain s’est inspiré de l’empirisme français en ne précipitant pas la mise en œuvre et en optant pour la voie didactique afin de susciter l’adhésion à l’impôt.

D’ailleurs, le retour d’expérience français semble approuver la gouvernance fiscale pertinente du Maroc en la matière. Le recours massif à la procédure de répression d’abus de droit en France a créé une forme de crispation et d’incompréhension totale entre l’administration et les contribuables. Les raisons, à notre sens et pour tout juriste avisé, sont facilement décelables. À s’en tenir aux termes des articles du LPF français, l’on s’aperçoit aisément que le débat se situe sur un terrain périlleux car les règles anti-abus françaises mises en œuvre font trop de place à la subjectivité dans leurs modes opératoires. À rappeler à ce titre qu’il est très compliqué d’expliquer à un contribuable ordinaire que tout en appliquant une règle de droit en vigueur, il faudra prendre des précautions pour ne pas la détourner de son objectif premier au risque de tomber sous le coup de l’abus de droit. Et selon cette même interprétation simpliste, la sécurité juridique est en plein péril. À s’en tenir à la définition française de la notion d’abus de droit, la sécurité juridique est compromise.

Antérieurement à 2019 et hormis quelques divergences au niveau de la terminologie utilisée, l’article L.-64 du PLF français et l’article 213 du CGI marocain ont été sur la même longueur d’onde en adoptant la même définition de l’abus de droit. Elle couvre, sans équivoque et dans les deux articles, les situations de la fictivité juridique et de la fraude à la loi. Alors que la fictivité juridique se traduit par la dissimilitude existante entre l’acte apparent présenté au fisc et la réalité mensongère de cet acte, la fraude à la loi intervient lorsque le contribuable ne cherche en définitive, tout en respectant littéralement le texte de loi, qu’à éluder ou à atténuer les charges fiscales. Avant 2018, les deux juridictions, française et marocaine, avaient la même définition du concept de l’abus de droit, notamment sur la deuxième branche portant sur la fraude à la loi, à savoir deux éléments intimement liés : la recherche d’un but exclusivement fiscal par le biais d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs.

À ce stade de notre réflexion, il nous semble que pour la période antérieure à 2020, la notion d’abus de droit, n’en déplaise à ses détracteurs, avait la légitimité requise pour s’imposer comme une arme dissuasive incontournable dans le paysage juridique fiscal. Mais, après 2020, et si le législateur marocain est resté fidèle à sa première ligne directrice en la matière imprégnée de sagesse et de perspicacité, les choses ont pris une autre tournure en France en voulant élargir l’étendue du périmètre de la notion d’abus de droit par la promulgation de l’article L.64A du CGI français, ce qui a causé confusion et incompréhension.

Aux termes de cet article, la notion de l’abus portant sur la fraude à la loi a été sauvegardé dans son principe, mais avec une nuance de taille : l’administration est en mesure d’encarter en matière d’impôt sur les sociétés, les montages qui, «ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou à titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents». Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse de cet article afin de ne pas encombrer davantage le lecteur de cet imbroglio fiscal français auquel nous consacrerons prochainement une analyse spécifique. Nous nous contenterons pour l’instant d’aborder le côté subjectif de l’approche française qui a mis le contribuable français à rude épreuve et a porté un coup fatal au principe de sécurité juridique. Cette posture est la résultante de l’ajout incongru, à notre sens, du motif principalement fiscal dans l’arsenal répressif de l’abus de droit.

Cette formulation est entachée d’ambiguïté et d’imprécision alors que le Droit nécessite une terminologie rigoureuse et concise. Ainsi, depuis la Loi de Finances 2019, la procédure de répression de l’abus de droit par fraude à la loi a donné la possibilité à l’administration de s’appuyer sur un motif principalement fiscal et non plus exclusivement fiscal comme le stipule l’article L64 du LPF.

D’ailleurs, ce basculement syntaxique français n’est pas une première. La Loi de finances 2014 a déjà tenté de modifier l’article L. 64 du PLF de manière à ce que le but exclusivement fiscal soit remplacé par une finalité principalement fiscale. Mais cette position a été très vite censurée par le Conseil constitutionnel. Ainsi, bien des années plus tard, le législateur français semble ne pas en démordre, et a fini par imposer une seconde définition de la fraude à la loi avec un but principalement fiscal dans le CGI. La résurgence de ce concept, dans les réflexions et les débats au sein des instances internationales dans le cadre de leur stratégie de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, se traduit par le plan d’action BEPS de l’OCDE qui n’a fait que brouiller davantage les pistes.

Ce concept tente d’appliquer les règles d’imposition sur fond de substance économique afin de contrecarrer les montages fiscaux concoctés pour transférer frauduleusement les bénéfices imposables depuis le pays où la valeur est créée vers un autre selon un plan se déclinant en six actions. Cet imbroglio terminologique français qui pèche par manque d’objectivité et surtout de stabilité juridique nous impose en conclusion de situer le principe de la sécurité juridique au centre de l’application de la procédure de répression de l’abus de droit, permettant ainsi aux contribuables de connaitre l’étendue des obligations qui leur sont imposées par la loi. D’où l’intérêt de s’en tenir à une orthodoxie juridique rigoureuse qui, tout en mettant en pratique cette théorie avec précaution et parcimonie, comme l’a sagement fait le législateur marocain avec un seul article, est une terminologie la moins imparfaite possible. Car dissuader et combattre l’évasion fiscale, c’est bien, mais le faire en favorisant l’adhésion à l’impôt, c’est mieux.

 


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