Gouvernance de la recherche scientifique : la réforme, une nécessité pour passer de la promesse à la performance

Par Pr. Radouane Mrabet
Professeur émérite, ancien président de l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès et de l’Université Mohamed V Souissi de Rabat.
et Pr. Brahim Akdim
Professeur à l’UPF, ancien vice-président et professeur honoraire de l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès
La recherche scientifique au Maroc se situe à un carrefour décisif. Bien que le financement et la valorisation des ressources humaines constituent des piliers fondamentaux (Leseco.ma, 3 juillet 2025), une gouvernance efficace et une ouverture stratégique à l’international sont tout aussi essentielles pour une politique scientifique ambitieuse. Cet article examine l’impératif d’une réforme profonde de la gouvernance afin que la recherche scientifique marocaine, notamment au sein des universités publiques et des organismes nationaux de recherche et développement, passe de la promesse à la performance.
Réformer la gouvernance de la recherche scientifique à la lumière des modèles internationaux
La réussite d’une politique scientifique ne dépend pas uniquement des crédits alloués ; elle repose avant tout sur la qualité des cadres réglementaires encadrant les universités et les organismes de recherche. Les nations qui ont réussi leur transition scientifique ont presque systématiquement engagé, en amont, une réforme profonde de leur gouvernance. Le benchmarking international met en évidence l’impact déterminant des modèles de gouvernance sur la performance des systèmes de recherche et d’innovation. Aux États-Unis, la National science foundation (NSF), agence fédérale dédiée, soutient des projets à fort impact dans les domaines scientifiques et technologiques.
En France, l’Agence nationale de la recherche (ANR) finance la recherche sur appels à projets en s’appuyant sur un contrat pluriannuel avec l’État, intégrant des missions de soutien, d’évaluation et de coopération. Au Japon, la politique nationale est pilotée par le Conseil pour la science, la technologie et l’innovation (CSTI), présidé par le premier ministre, avec une forte contribution du secteur privé au financement de la recherche.
Dans le cas marocain, le diagnostic est sans appel : les limites de la gouvernance actuelle rendent impérative une réforme ambitieuse. Le Centre national de la recherche scientifique et technique (CNRST), établissement public chargé de la promotion de la recherche scientifique, est perçu comme une simple structure administrative au budget éclaté entre de nombreux microprogrammes.
Doté de moyens modestes, il mesure rarement l’impact réel de ses actions et son interface avec le monde industriel reste insuffisante. La question n’est plus de savoir s’il faut réformer l’institution, mais bien de déterminer comment la transformer pour qu’elle devienne enfin un véritable catalyseur du décollage scientifique national.
Les deux principaux piliers de la réforme
Le débat public récemment initié au Maroc concernant la transformation du système de gouvernance scientifique se concentre sur la nécessité de créer un nouvel organisme chargé de la gestion et du financement de la recherche et de l’innovation.
Cette réflexion s’inscrit dans un projet de refonte institutionnelle d’envergure, visant à créer l’Agence marocaine de la recherche et de l’innovation (AMRI). Pour garantir le succès de cette réforme fondamentale, il apparaît essentiel que celle-ci repose sur deux dimensions complémentaires. Premièrement, la mise en place d’un Conseil national de la science et de l’innovation, placé sous l’autorité directe du chef du gouvernement, représente un élément clé de cette réforme.
Ce conseil aura pour mission essentielle de définir les orientations stratégiques annuelles en coordination étroite avec l’ensemble des ministères concernés, notamment ceux en charge de l’Enseignement supérieur, de l’Économie, de l’Industrie, de la Transition numérique et énergétique, de l’Agriculture et de la Santé.
Cette approche intersectorielle vise à garantir une cohérence optimale des politiques publiques en matière de recherche et d’innovation. La création de l’AMRI représente le second pilier de cette réforme. Conçue pour remplacer l’actuel CNRST, cette nouvelle agence doit bénéficier d’un statut juridique et financier renforcé, lui conférant une réelle autonomie de fonctionnement et des mécanismes d’évaluation systématique de son fonctionnement. En tant qu’agence unique de financement, elle centralisera et rationalisera les dispositifs de soutien à la recherche, mettant fin à la dispersion actuelle des programmes tout en garantissant une allocation transparente et équitable des ressources.
L’AMRI mettra en œuvre un système d’évaluation rigoureux et indépendant, associant étroitement la communauté scientifique, pour mesurer l’impact et la qualité de la production de recherche nationale. La gouvernance de l’AMRI reposera sur des principes innovants.
Dotée d’une direction scientifique forte composée de chercheurs et d’experts reconnus, l’agence alignera ses priorités sur les grands enjeux nationaux et internationaux. Son autonomie sera encadrée par un contrat d’objectifs conclu avec l’État, conciliant ainsi flexibilité opérationnelle et obligation de résultats. La structure de gouvernance comprendra un conseil d’administration pluraliste, majoritairement composé de scientifiques éminents marocains et internationaux ainsi que de représentants du secteur industriel innovant et des établissements universitaires.
Ce conseil indépendant, mais lui-même évalué et désigné pour une période définie, sera notamment chargé de la proposition pour nomination du directeur général, selon des critères exigeants de compétence et de mérite. Par ailleurs, l’ensemble des processus d’allocation des fonds et d’évaluation des programmes de l’agence sera soumis à des règles strictes de transparence et de méritocratie.
Une réforme en cinq axes
La mutation du Centre national de la recherche scientifique et technique (CNRST) en Agence marocaine de la recherche et de l’innovation (AMRI) s’articule autour d’une réforme profonde reposant sur cinq dimensions fondamentales qui redéfiniront le paysage de la recherche nationale.
– Clarification des missions institutionnelles : l’AMRI se positionnera comme le pivot stratégique du système national de recherche, assumant un rôle distinct et complémentaire des établissements universitaires. Son action s’organisera autour de trois fonctions essentielles : la définition de la stratégie nationale, la gestion des financements et l’animation de l’écosystème. Cette nouvelle configuration permettra de structurer les collaborations entre universités, organismes publics et entreprises privées, tout en éliminant les chevauchements de compétences actuels.
– Autonomie institutionnelle et gouvernance scientifique : l’agence bénéficiera d’une indépendance opérationnelle renforcée vis-à-vis de son ministère de tutelle traditionnel. Sa gouvernance s’appuiera sur un conseil d’administration majoritairement composé de scientifiques reconnus et de représentants du monde industriel, garantissant ainsi des orientations stratégiques alignées sur les besoins réels du pays.
– Recentrage sur la recherche appliquée et le transfert technologique :
l’AMRI concentrera ses efforts sur les grands défis nationaux — sécurité alimentaire, gestion de l’eau, transition énergétique, santé et compétitivité industrielle, par exemple, — tout en développant des compétences spécialisées en valorisation de la recherche. La mise en place de programmes collaboratifs associant systématiquement les secteurs public et privé sur des thématiques stratégiques constituera l’un des leviers majeurs de cette transformation.
– Modernisation des processus et adoption d’une culture de la performance : évaluation permanente de son fonctionnement, digitalisation des procédures via un guichet unique, instauration de financements pluriannuels garantissant la stabilité des équipes, et adoption de nouveaux critères d’évaluation interne et externe, centrés sur l’impact concret des recherches représenteront les principaux chantiers opérationnels.
– Renforcement de la coordination de l’écosystème : l’AMRI mettra en place des mécanismes institutionnalisés de coopération avec les universités et les ministères concernés, formalisés par des conventions-cadres et une présence systématique dans les instances de gouvernance universitaire.
Cette transformation globale positionnera l’AMRI comme le catalyseur d’un système national de recherche unifié, performant et résolument tourné vers l’impact économique et social. Elle marquera une rupture avec le modèle actuel en instaurant une nouvelle dynamique fondée sur l’excellence scientifique, la pertinence socio-économique et l’efficience opérationnelle. Il est à noter que l’actuelle division en charge de la surveillance sismique au sein du CNRST devrait être rattachée à une agence dédiée à la gestion des risques naturels, mieux à même d’en assurer le pilotage stratégique.
Par ailleurs, les Unités avancées de technologie et de recherche (UATR) trouveraient leur pleine légitimité au sein des cités de l’innovation, qui peuvent évoluer ultérieurement vers de véritables parcs scientifiques et technologiques.
Vers un nouveau souffle pour la recherche scientifique marocaine
La réforme de la gouvernance de la recherche scientifique au Maroc est une transformation structurelle et culturelle indispensable. Le CNRST doit évoluer d’un organisme administratif vers une Agence nationale de la science et de l’innovation moderne, agile et stratégique. Ses missions principales seront de financer l’excellence scientifique, de définir et piloter la stratégie nationale de R&I, de faciliter le transfert de technologie et l’innovation, et d’animer et coordonner l’ensemble de l’écosystème (universités, industrie, autres organismes).
Cette réforme ambitieuse nécessite une volonté politique forte pour doter enfin le système universitaire marocain d’un métronome stratégique capable d’orchestrer la montée en puissance de la recherche et d’accélérer l’innovation nationale.