Opinions

Faut-il réglementer le télétravail ?

Par Abdeslam Seddiki
économiste et ex-ministre de l’Emploi et des affaires sociales

Le télétravail, qui s’est développé à grande échelle sous l’effet de la crise sanitaire, est appelé à durer. Le capitalisme, sous l’impulsion de sa composante numérique de plateforme, a saisi le contexte pour expérimenter davantage cette nouvelle forme de travail. D’ores et déjà, le travail à distance concerne entre 30% et 40% de la population active dans les pays développés.

Dans les pays en voie de développement, à l’instar du Maroc, cette proportion est nettement moindre. Il faut rappeler que le travail a connu au fil du temps plusieurs transformations liées à l’évolution des modes de production et aux impératifs de la rentabilité et de la compétitivité. Par conséquent, en tant que forme d’organisation et de réalisation des tâches productives, le télétravail ne saurait être un simple phénomène éphémère, mais il s’inscrit dans une tendance lourde et une dynamique historique profonde. Comme chaque phénomène historique, il présente des avantages indéniables sans lesquels il serait rejeté par les premiers intéressés, mais il a aussi des inconvénients qui sont loin d’être négligeables. Ainsi, ses avantages apparaissent à la fois pour l’employeur, le salarié et la société dans son ensemble.

Pour l’employeur, l’avantage principal réside dans la réduction des coûts de production (estimés à 30%) et partant l’amélioration de la rentabilité. Le salarié bénéficie, à son tour, d’une économie de temps en limitant ses déplacements et d’une liberté de choix du lieu de résidence, indépendamment du lieu de travail. La société dans son ensemble bénéficie des externalités positives liées à la réduction de la circulation, et donc de l’émission de CO2, au décongestionnement des grandes agglomérations urbaines. Mais comme tout phénomène social est contradictoire et toute médaille a son revers, le télétravail peut être vécu, notamment par le salarié, comme une double aliénation : celle de voir le résultat de son travail lui échapper et celle de se retrouver isolé face à lui-même, dans un espace qui est en même temps lieu de résidence et lieu de travail. La vie privée se dissout dans la vie professionnelle. L’intime relève progressivement du public et l’inviolabilité du domicile n’aurait plus de sens. Ce «capitalisme de plateforme» n’est autre au fond qu’un retour au nomadisme, mais d’un nouveau type. L’emploi salarié, dans sa forme classique, risque d’être remis en cause non pas pour le dépasser dans un sens progressiste, mais pour lui substituer cette nouvelle forme d’exploitation basée sur la flexibilité et la précarité. Certes, personne ne peut être contre le «progrès technique», à condition que la technique soit effectivement au service de l’homme.

Pour éviter tout dérapage, Il faut absolument réglementer le télétravail afin de garantir les droits et devoirs des parties en présence. Le vide juridique actuel en la matière est source de confusion et de multiples problèmes. Les législations du travail en vigueur sont fondées sur une réalité sociologique où les relations de travail se déroulent dans un espace défini, qu’est celui de l’unité de production propre à l’économie moderne : usine, exploitation agricole, administration.

Par conséquent, les catégories produites dans un tel contexte historique ne peuvent pas faire l’objet d’une extrapolation deus ex machina à un autre contexte. Cependant, il est plausible de nous poser les questions suivantes : que signifierait un accident de travail pour un employé ou un salarié en télétravail ? Quelle interprétation donner à une maladie professionnelle ? Comment peut-on contrôler le respect des conditions de la sécurité au travail ? L’intervention des inspecteurs du travail est-elle possible ? Comment comptabiliser les heures de travail ? Comment évaluer les performances du travailleur ? Qui prend en charge les frais de maintenance du «lieu de travail» qui est en même temps «lieu de résidence» ? Quel nouveau rôle assigné aux organisations syndicales ? Que faire, en somme, pour préserver les acquis sociaux des travailleurs ? Le recours au télétravail est devenu une réalité incontournable. Il faudrait absolument clarifier juridiquement toutes les questions qui se posent pour limiter les abus éventuels et faire en sorte que ce type de travail ne constitue pas une régression sociale. Les partenaires sociaux doivent engager, au plus vite, un dialogue social autour de ces problématiques afin de mettre à niveau la législation du travail et déboucher sur de nouveaux compromis sociaux. Bien sûr, toutes les activités ne se prêtent pas au télétravail, ou du moins d’une manière exclusive. Certains métiers doivent absolument être exécutés sur le terrain, d’autres peuvent être réalisés à distance. Mais dans tous les cas, il serait souhaitable de garder un minimum de contact humain et de travail en groupe pour ne pas déshumaniser l’acte productif. C’est le collectif de travail qui est la source de l’efficacité au sein de l’entreprise, et c’est l’intelligence collective qui génère le plus de progrès, de créativité et d’innovation.


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