Crise maroco-espagnole : pourquoi le Maroc doit devenir un État-diaspora
Par Wassim Benzarti
Avocat au barreau de Paris, expert en négociation et représentant de Westfield, société de conseil juridique et fiscale basée à Rabat
Tout bon négociateur entame la préparation d’une négociation par une évaluation objective des forces et faiblesses des parties autour de la table des négociations. En décidant de ne plus jouer le rôle de «concierge de l’Europe et de l’Espagne plus précisément», le Maroc a mis l’accent sur un point primordial des négociations. Malheureusement, cet aspect de la crise est souvent présenté sous un angle négatif et péjoratif, comme souvent lorsque des thématiques touchent de près ou de loin à l’immigration : «le Maroc jette à l’eau ses populations», «la Guardia Civil sauve un nouveau-né de la noyade», etc., au lieu de percevoir l’énorme potentiel de puissance que représente l’immigration pour les États d’accueil et d’origine.
Cela relève, à l’évidence, d’une conception archaïque de l’État-nation fermé à l’immigration, xénophobe et centré sur lui-même. Cette conception archaïque, qui prévaut au nord de la Méditerranée, ne doit pas nous faire perde de vue ce qui fait aujourd’hui la grandeur et la puissance d’un État : une capacité à attirer les meilleurs talents étrangers et une capacité à avoir une diaspora structurée à l’étranger.
Les transferts de MRE augmentent de 41,8% en pleine crise
C’est cette diaspora qui soutient le pays en temps de crise : on apprend que les transferts de Marocains résidant à l’étranger (MRE) n’ont jamais été aussi importants que pendant la crise de la Covid-19. Selon les derniers chiffres de l’Office des changes, les transferts de fonds effectués par les MRE ont accéléré leur performance constatée en 2020, en s’établissant à 20,9 milliards de dirhams au premier trimestre 2021 contre 14,73 milliards de dirhams un an auparavant, soit une forte hausse de 41,8%.
Une hausse de 41,8% en un an en pleine pandémie devrait réveiller nos responsables politiques pour accorder toute la place que mérite cette question sur l’échiquier politique ! On peut le dire sans ambages : notre diaspora est notre première force, loin devant les phosphates ou l’usage thérapeutique du cannabis. Investissons dans nos ressources à l’étranger, pas d’une façon archaïque en les accueillant une fois par an avec un peu de folklore, mais dans des projets économiques et politiques d’envergure à l’image de pays tels que la Chine.
La puissance d’un État se mesure à la force de sa diaspora. Nous prendrons pour exemples trois États-diasporas : Israël qui bénéficie d’un réseau d’influence considérable et fortement structuré aux États-Unis, la Chine qui s’appuie sur sa diaspora en Asie pour faire prospérer ses affaires sur le continent, ou le Liban qui a une forte diaspora en Afrique.
La seconde composante de la puissance d’un État moderne est certainement la capacité à attirer les travailleurs étrangers les plus qualifiés. Des pays excellent dans ce domaine, à l’image du Canada qui a montré sa capacité à entretenir le rêve canadien, y compris au sein d’une population marocaine jeune et hautement qualifiée ayant soif de réussite, au détriment de notre pays vidé de ses forces vives.
Des aides de l’Union européenne et des aides au développement dérisoires
L’Europe se renferme dans une double stratégie d’État-nation vouée à l’échec et le Maroc, dans cette crise, risque, sous la pression de l’Europe, de choisir la mauvaise carte : rester encore et toujours cantonné à un rôle de gendarme.
Certains diront «concierge de l’immigration» payé à la pièce. Au plus haut de la crise, l’Espagne mobilise 30 millions d’euros pour le Maroc, un montant dérisoire à l’échelle d’une nation. On apprend que l’Union européenne aurait déboursé plus de 13 milliards d’euros en aides au Maroc depuis 2007, soit moins d’un milliard d’euros par an. À côté, les transferts de MRE représentent, en 2021, environ 2 milliards d’euros seulement pour le premier trimestre.
Le Maroc, un gendarme de l’Europe ou un pont entre l’Afrique et l’Europe ?
Au-delà de tout calcul économique, le Maroc doit cesser d’être le gendarme de l’Europe et de l’Afrique, il dispose d’une position géographique stratégique entre les deux continents et n’a pas vocation à devenir un mur entre les deux continents. De par sa position stratégique il doit se donner les moyens d’attirer les meilleures ressources qualifiées d’Afrique (parfois rejetées par une Europe en crise identitaire) en se dotant d’une vraie politique d’immigration qualifiée au Maroc et cesser de jouer ce rôle de gendarme qui nuit terriblement à son image mais aussi à ses intérêts.
Si cette question migratoire doit servir de levier de négociation, sur d’autres sujets politiques, face à l’Europe trop enfermée dans son modèle d’État-nation archaïque, faisons-le et ouvrons les vannes de l’immigration en permettant à des jeunes Marocains et Africains, prêts à risquer leur vie pour pouvoir subvenir aux besoins de leurs familles, d’envoyer à la fin du mois une somme dérisoire mais nécessaire pour les leurs.
Selon un article de l’Organisation des Nations unis, les transferts de fonds en 2004 vers les pays développés représentaient 126 milliards de dollars alors que l’aide au développement ne représente que 79 milliards de dollars (https://www.un.org/africarenewal/fr/magazine/october-2005/transferts-de-fonds-une-aubaine-pour-le-développement), alors même que de nombreux économistes s’accordent à dire que ces transferts de fonds sont souvent sous-évalués, notamment concernant l’immigration illégale.
L’immigration, un puissant levier de développement
La diaspora est le vrai levier de développement pour l’Afrique et non les subsides et l’aumône de l’aide au développement qui a déjà été et sera fortement réduite du fait de la crise. Des pays comme l’Irlande du Nord étaient encore frappés par la grande famine avant qu’une diaspora n’émigre vers les États-Unis et favorise le développement aujourd’hui exponentiel de leur pays d’origine.
La cause principale de l’émigration sera la grande famine en 1845, causée par la maladie de la pomme de terre. Les champs sont parasités par le mildiou, un champignon qui rend le tubercule inconsommable. Ce légume est alors la denrée principale cultivée dans les champs irlandais. La production de pommes de terre chute de plus d’un tiers et c’est la plus grande pénurie alimentaire jamais connue dans le pays.
Les propriétaires profitent de cette situation pour expulser de leurs terres des milliers de familles désormais incapables de payer leurs fermages. Entre 500.000 et 1 million d’Irlandais mourront à la suite de ce tragique événement. Pour échapper à la famine et au chômage, les Irlandais chercheront à partir vers le «nouveau monde». La Covid pourrait être le mildiou irlandais de demain !
Devenir un État-disapora doit être une priorité politique
Le Maroc a tout à gagner en sortant de son rôle de gendarme de l’Europe et de l’Afrique et en se faisant le porte-voix du continent, d’autant que la crise du Coronavirus a fortement paupérisé les populations africaines et que les Européens redoutent, plus que tout, l’arrivée massive de migrants dans les prochaines années. Quelle position va adopter le Maroc ? Demeurer dans son rôle de gendarme qui refoule des jeunes désespérés qui ne demandent qu’une chose, à savoir pouvoir travailler pour subvenir aux besoins de leurs familles ? Ou taper du poing sur la table pour obtenir une vraie politique migratoire légale (dite de «codéveloppement») en permettant à des jeunes Maghrébins, Africains et Marocains de travailler un certain temps en Europe pour revenir dans leurs pays avec des projets ?