Transition énergétique : le Maroc consolide sa stratégie, en réponse au black-out ibérique

Le black-out survenu le 28 avril en Espagne et au Portugal rappelle la fragilité d’un système fondé sur un mix à forte prédominance renouvelable. En toile de fond, la transition vers les EnR révèle ses limites lorsqu’elle n’est pas soutenue par une architecture robuste. Dans ce contexte, le Maroc mise sur l’agilité tout en affirmant sa singularité sur l’échiquier énergétique régional.
L’énergie n’est pas uniquement affaire de capacité installée ou d’ambitions climatiques. Elle repose d’abord, comme le souligne bon nombre d’experts avertis sur un équilibre instantané entre production et consommation, maintenu seconde après seconde. Le 28 avril à 12h33, cet équilibre s’est rompu. Quinze gigawatts ont disparu du réseau espagnol en moins de cinq secondes, soit près de 60% de la demande nationale. La perturbation a affecté le Portugal et le sud de la France, provoquant une coupure d’électricité d’une ampleur rare.
À l’heure où nous mettions sous presse, aucun phénomène météorologique n’est directement mis en cause, et la piste de la cyberttaque est écartée. Certaines hypothèses avancées plaident en faveur des effets collatéraux d’une transition énergétique qui fait de plus en plus appel à des sources variables.
En effet, la montée en puissance du solaire et de l’éolien introduit une complexité nouvelle dans la gestion des réseaux électriques.
«L’électricité ne se stocke qu’à la marge. Son injection dépend du vent, de la lumière, des interconnexions. En l’absence de marges de sécurité ou de systèmes de compensation rapides, le système peut basculer à tout instant», explique un expert en énergie.
Cet incident s’inscrit dans un contexte de fragmentation croissante des marchés énergétiques, thème central du Sommet de l’Énergie tenu le 21 avril à Ouarzazate. Ce site, hautement symbolique, fut pour rappel le point de départ des premières ambitions solaires du Royaume. C’est là que le Maroc a réaffirmé sa vision stratégique, suite au retrait des États-Unis -premier émetteur historique- du Green Deal. Mais l’épisode ibérique, qui a servi de crash test pour le Maroc, vient confirmer une intuition de fond. Lorsque les tensions surgissent, chaque État privilégie ses circuits internes.
Continuité assumée
Ce blackout vient-il confirmer ou au contraire infirmer les grandes orientations de la politique énergétique du Maroc ? Dans une récente sortie médiatique, Leila Benali, ministre de l’Énergie, a rappelé les grandes lignes de la vision nationale en matière d’énergie, qui demeure inchangée depuis 2009. Le Maroc, a-t-elle insisté, poursuivra ses investissements, y compris dans un environnement international instable.«Même si les perspectives globales venaient à changer, le Maroc resterait en mesure de livrer l’énergie propre la plus compétitive et la mieux connectée à l’Europe, à l’Afrique et au bassin atlantique».
Dans la continuité assumée de cette doctrine énergétique, le Royaume ne mise pas uniquement sur les EnR pour renforcer sa résilience. Près de six milliards de dollars sont mobilisés dans les infrastructures gazières, avec pour ambition de rendre ces actifs compatibles avec l’hydrogène. Deux points d’entrée sont prévus, l’un à Nador sous forme de terminal flottant, l’autre sur la façade atlantique, avec une connexion stratégique vers Dakhla. Cette orientation s’intègre dans un projet plus large, le gazoduc Nigeria-Maroc, aujourd’hui rebaptisé African Atlantic Pipeline.
Pour Leila Benali, l’enjeu dépasse la simple logistique énergétique. Il s’agit d’organiser une coopération régionale fondée sur des molécules à bas coût, au service du développement industriel du continent. Cette infrastructure vient compléter une architecture énergétique «flexible».
Pour la ministre, le Maroc est aujourd’hui le seul pays africain interconnecté avec l’Europe à double sens, à la fois en électricité et en gaz. Cette capacité à adapter les flux, à sécuriser des contrats longs et à répondre rapidement aux chocs exogènes constitue un avantage stratégique dans le nouvel ordre énergétique mondial.
Les erreurs du passé…
Cet épisode contribue également à éclairer les choix en cours autour du développement de l’hydrogène vert. Le Maroc souhaite se positionner comme un fournisseur fiable pour l’Europe, mais il le fera sans reproduire les schémas budgétaires du passé.
La ministre l’a rappelé le 22 janvier dernier, dans son intervention à la Chambre des représentants, qu’aucune molécule ne sera produite si elle ne peut rivaliser en coût avec l’hydrogène gris. L’État n’entend pas financer directement cette filière, mais plutôt assumer un rôle de facilitateur en matière foncière, réglementaire et logistique.
Produire de l’hydrogène vert implique d’abord de mobiliser des capacités électriques décarbonées à grande échelle, puis de construire des unités d’électrolyse, tout en développant les infrastructures portuaires nécessaires à l’export. Trois segments, chacun exposé à des risques distincts, et un impératif qui s’impose à chaque étape, celui de rassurer les investisseurs.
Comme le rappelle Me Anne Lapierre, avocate spécialiste des questions d’énergie, les bailleurs de fonds ne prennent pas en charge les risques liés aux autorisations ou à l’incertitude foncière, et les moindres zones grises sur le plan réglementaire suffisent, en général, à bloquer le processus de financement. Elle se souvient des projets Noor, – bien qu’imparfaits -, ont permis au Maroc de démontrer sa capacité à livrer des installations complexes dans des délais crédibles. «Une prouesse rare sur le continent», souligne-t-elle.
Mais l’hydrogène vert introduit une complexité d’un autre ordre. Contrairement aux projets photovoltaïques classiques, il ne s’agit pas de vendre de l’électricité à un office national, mais de structurer des contrats d’achat de longue durée avec des partenaires européens.
Ce type d’accord requiert des garanties sur l’accès au foncier, la fiabilité du réseau, la construction des ports et la clarté du régime fiscal applicable. Autant de points qui restent parfois flous, faute de cadastre numérisé ou d’administration pleinement opérationnelle. En cela, la réussite des futurs projets énergétiques dépendra de la capacité de l’État à mobiliser une épaisseur institutionnelle suffisante pour les mener à terme, sans pour autant compromettre sa souveraineté énergétique.
Leila Benali
Ministre de la Transition énergétique
«Si le Maroc devait être le dernier pays à maintenir le cap sur les énergies renouvelables, malgré les turbulences actuelles, cela confirmerait que nous sommes le fournisseur d’énergie propre le plus compétitif et le mieux connecté à l’Europe, à l’Afrique et au bassin atlantique.»
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO