Santé publique : le Maroc manque d’épidémiologistes de terrain
On ne saurait le nier, l’approche statistique de l’épidémie aurait été plus efficace si le Maroc disposait de plus d’épidémiologistes de terrain. En effet, le Covid a démontré l’importance de ces professionnels de la santé publique. Mais quel est le rôle de cette discipline pionnière ? Jaafar Heikel & Redwan Soad, des experts en la matière, livrent leurs explications.
Faute de pilotage, on manquait de données de terrain pour répondre à certaines questions, depuis l’apparition de la pandémie liée au Covid. Pour pouvoir compiler les chiffres et avoir une situation plus ou moins claire, il faut former et mobiliser des ressources. Or, avec seulement 97 épidémiologistes de terrain, le combat est loin d’être gagné.
Cours d’histoire
Contacté par les Inspiration Éco, Jaafar heikel, spécialiste en maladies infectieuses et professeur d’épidémiologie, estime que l’épidémiologie est une discipline extrêmement importante. «C’est grâce aux épidémiologistes qu’on a découvert le choléra et la majorité des pathologies», relève-t-il. Pour ceux qui l’ignorent, l’épidémiologie est, en soi, l’observation et l’étude des déterminants de survenue des phénomènes de santé. Autrement dit, cette discipline vient répondre à plusieurs interrogations que l’on se pose au quotidien, à savoir quels sont les facteurs qui expliquent qu’un phénomène sanitaire se déclenche, pourquoi affecte-t-il plutôt les jeunes, les vieux, les femmes ou les enfants ? Quelles sont les régions les plus touchées ? À quelle vitesse la maladie se propage ? Ou encore qu’est-ce qui explique sa vitesse de propagation ? «Et cela aide tous les chercheurs des autres disciplines, notamment les biologistes, les fondamentalistes, les cliniciens ou encore les physiologistes, à comprendre le mécanisme de la maladie, et par conséquent, à trouver les traitements nécessaires», indique notre source.
De la même manière, Heikel indique que l’épidémiologie permet le suivi de la maladie. Elle aide à évaluer l’impact des interventions, et à savoir si les médicaments, les interventions et le programme de vaccination sont efficaces ou non ? «Elle permet également d’étudier les conséquences de ces interventions sur l’évolution de la maladie», ajoute-t-il. Le professeur est catégorique sur le sujet : «depuis la connaissance d’un phénomène de santé jusqu’à la prise en charge, et cela, qu’il s’agisse d’épidémie, de pandémie, ou d’endémie, l’épidémiologie de terrain joue un rôle important». Il ajoute qu’elle permet, grâce à des outils médicaux, économiques, statistiques et d’analyse, de comprendre les phénomènes de santé et de donner la meilleure information aux décideurs pour prendre les bonnes décisions (s’il faut fermer les écoles, instaurer un confinement, changer de stratégie de barrières,… ).
Sous-effectif criant
«Malheureusement, dans notre pays, il y a très peu d’épidémiologistes», se désole Heikel, relevant que la direction de l’Épidémiologie du ministère de la Santé n’a été créée qu’en 1994. Néanmoins, beaucoup d’efforts ont été déployés depuis, reconnaît le professeur, qui cite à titre d’exemple la création de l’Institut national d’administration sanitaire «qui est devenu une École nationale de santé publique qui forme des épidémiologistes. Ou encore les facultés de médecine à Casa et à Rabat où des spécialistes de santé publique et des épidémiologistes sont formés». Il note également que la formation en épidémiologie clinique, qui est une spécialité en médecine, ne dure que quatre ans. En somme, Jaafar Heikel juge que «nous manquons d’épidémiologistes de terrain dans chacune des préfectures du Royaume. Nous avons besoin d’enseignants et de chercheurs dans le domaine, et ce, aussi bien pour la recherche fondamentale de terrain de santé publique que pour la recherche clinique au niveau des centres hospitaliers». Pour conclure, le professeur insiste sur le besoin d’épidémiologistes de terrain, «parce que l’épidémiologie est à la base de la médecine mais surtout à la base des décisions politiques, à des fins de préservation de la santé de la population».
Qu’en est-il de l’investissement dans cette discipline ?
«Malgré l’importance de ces professionnels, la dotation en effectifs qualifiés dans les réseaux de santé publique demeure limitée, et le renouvellement est un défi permanent», déplore, pour sa part, Dr Redwane soad, épidémiologiste de santé publique, et secrétaire générale de l’Association nationale d’épidémiologie de terrain (ANET). En effet, le Maroc dispose d’à peine 97 épidémiologistes de terrain spécialisés, alors que la norme internationale est de 1 pour 200.000 habitants, surtout avec les risque émergents et résurgents qui touchent l’ensemble des êtres vivants et leurs écosystèmes.
«L’épidémiologie de terrain permet de renforcer le système de surveillance sur le terrain, et la construction de capacités à différents niveaux du système de santé et contribue à renforcer les capacités nationales pour garantir l’efficacité de la mise en œuvre du Règlement sanitaire international (RSI), particulièrement au niveau opérationnel. Et ce, par le renforcement de la surveillance de la santé publique, l’amélioration de la détection, l’investigation et la réponse aux épidémies, une communication plus efficace, et l’amélioration de la disponibilité et de l’utilisation des données pour la prise de décisions, tant au cours des situations normales qu’en période de crise», précise Soad Redwan.
De même, notre interlocutrice assure qu’au Maroc, les épidémiologistes (lauréats du programme FETP-Morocco et cadres du ministère de la Santé) ont acquis une grande expertise à travers le travail sur le terrain et les formations occasionnelles, tout en assurant les investigations des cas et des clusters, recherche des contacts, testing, veille, surveillance et études.
Niveau d’alerte maintenu
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a décidé de maintenir son niveau d’alerte maximal sur la pandémie de Covid-19, trois ans jour pour jour après avoir qualifié la maladie d’urgence de santé publique de portée internationale. Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, a suivi les recommandations du Comité d’urgence sur le Covid-19, des experts qui se réunissaient pour la 14e fois. Notons que la maladie a fait 170.000 morts ces deux derniers mois. Le directeur général de l’OMS a regretté que trop peu de personnes soient correctement vaccinées et que la surveillance et le séquençage génétique, qui permettent de suivre l’évolution du virus et ses déplacements, aient fortement chuté.
Kenza Aziouzi / Les Inspirations ÉCO