Registre des bénéficiaires effectifs : les entreprises sommées de se déclarer
Certaines personnes ont recours à des sociétés offshore pour facturer des prestations réalisées au Maroc, contournant la réglementation des changes et bénéficiant d’une fiscalité avantageuse. Désormais, si ces montages impliquent des pays signataires de la norme d’échange automatique de renseignements, les autorités marocaines pourront être informées et réclamer l’impôt dû, tout en sanctionnant la constitution illégale d’avoirs à l’étranger. Toutes les sociétés au Maroc devront désormais déclarer leurs bénéficiaires effectifs dans un registre centralisé. Zoom sur les modalités.
Transparence fiscale accrue au Maroc avec la mise en place d’un registre centralisé des bénéficiaires effectifs. Après des années d’efforts pour se conformer aux standards internationaux en matière de transparence fiscale, le Royaume a franchi, en juillet 2023, une nouvelle étape décisive avec la mise en place du registre des bénéficiaires effectifs. Cet outil vise à lutter contre la fraude fiscale et le blanchiment de capitaux en identifiant les véritables propriétaires des sociétés et constructions juridiques opérant dans le pays.
Pour Julien Nouchi, avocat fiscaliste, «le registre des bénéficiaires effectifs permet de préserver l’intégrité du système fiscal marocain, mais aussi d’aider les partenaires conventionnels à atteindre leurs objectifs fiscaux». En effet, ce support facilite le contrôle des mécanismes d’évasion fiscale abusive, comme le «treaty shopping», très répandus avec certaines conventions fiscales avantageuses conclues par le Maroc.
Une obligation déclarative large
L’obligation déclarative est très large, s’appliquant à toutes les sociétés marocaines sans distinction de forme sociale, aux succursales de sociétés étrangères au Maroc, ainsi qu’aux constructions juridiques étrangères réalisant des opérations ou en lien avec le Royaume.
«Toute construction juridique réalisant une opération au Maroc ou ayant une partie prenante résidente au Maroc est soumise à l’obligation de déclaration», précise Me Nouchi.
Les représentants légaux de ces entités doivent déclarer leurs bénéficiaires effectifs – les personnes physiques détenant au moins 25% du capital ou des droits de vote, ou exerçant un contrôle par d’autres moyens – dans un délai d’un mois suivant leur immatriculation, une modification de leurs informations ou leur première opération au Maroc.
Un outil complémentaire aux obligations bancaires
Si ce registre constitue une avancée majeure, le secteur bancaire marocain était déjà soumis à des obligations d’identification des bénéficiaires effectifs de ses clients depuis 2019.
«Avant même la mise en place du registre, les établissements de crédit ont dû implémenter des mécanismes permettant l’identification des bénéficiaires effectifs de leur clientèle», souligne l’expert.
Cependant, les informations collectées par les banques restaient cloisonnées. Le registre centralisé facilitera désormais les contrôles croisés et l’échange d’informations, un enjeu crucial selon Me Nouchi pour qui «L’identification des bénéficiaires effectifs permet à la juridiction qui met en place un tel registre de préserver l’intégrité de son système fiscal, mais également aux partenaires conventionnels de mieux atteindre leurs objectifs fiscaux».
Un outil de transparence inédit au Maroc
Me Nouchi explique que «les bénéficiaires effectifs sont identifiés selon une méthode en cascade recommandée par l’OCDE, en examinant alternativement la détention de 25% ou plus du capital ou des droits de vote, l’exercice d’un contrôle effectif par d’autres moyens, ou encore le rôle de dirigeant principal». Pour les personnes morales, un large éventail d’informations doit être communiqué, telles que «la répartition du capital, l’identité des dirigeants et représentants, la forme juridique ou encore le numéro d’immatriculation», souligne-t-il.
Dans le cas des constructions juridiques comme les trusts, «toutes les parties prenantes – constituants, trustees, bénéficiaires – doivent être identifiées». Si l’accès au registre reste limité aux autorités compétentes et professions assujetties à des obligations de vigilance, son caractère public en fait «un outil de transparence inédit au Maroc».
Toutefois, l’avocat fiscaliste regrette «l’absence de l’Office des changes parmi les organismes autorisés à y accéder». Au-delà de l’identification des bénéficiaires effectifs, l’avocat souligne un autre enjeu de taille, celui de «l’entrée en vigueur prochaine de l’obligation pour les banques de déclarer les bénéficiaires effectifs des comptes bancaires à l’administration fiscale». Un dispositif qui, couplé au registre, «renforcera substantiellement la traçabilité des flux financiers».
Malgré des sanctions relativement modérées en cas de manquement, cette réforme «marque une nouvelle ère de transparence pour le Maroc, qui se dote d’outils performants destinés à lutter contre les pratiques d’évasion fiscale et de blanchiment des capitaux». Une avancée saluée par les experts, qui appellent désormais à une mise en œuvre rigoureuse pour en garantir l’effectivité.
Faciliter le travail de la DGI
Sur le plan fiscal, le registre permettra à l’administration d’accéder plus facilement aux informations sur les véritables détenteurs du capital et des revenus des sociétés.
«Grâce aux informations collectées sur les bénéficiaires effectifs, il est désormais très facile pour l’État de savoir qu’un résident ne paie pas les impôts qu’il devrait», explique Me Nouchi.
Concrètement, la DGI pourra vérifier si l’actionnaire direct d’une société n’est qu’un prête-nom cachant le bénéficiaire réel, et contester, le cas échéant, l’application de taux réduits d’imposition prévus par les conventions fiscales.
«Si l’actionnaire direct situé à Dubaï n’est pas le bénéficiaire effectif, l’administration pourrait contester l’application du taux réduit Maroc-EAU», indique le fiscaliste.
De même, le registre facilitera le contrôle des montages visant à dissimuler des plus-values immobilières via des trusts ou autres véhicules opaques.
«Avant, il était difficile d’appréhender le véritable bénéficiaire. Désormais, les opérations de contrôle seront facilitées», conclut l’avocat fiscaliste.
Un risque de double imposition ?
Toutefois, en cas d’identification erronée du bénéficiaire effectif par l’administration fiscale, des risques de double imposition peuvent survenir. La jurisprudence française récente a clarifié les principes applicables : si le «bénéficiaire allégué» n’est pas effectif, son avantage conventionnel est écarté. Soit le vrai bénéficiaire n’est pas identifié et aucune convention ne s’applique, soit il est connu et bénéficie alors de sa propre convention, souvent moins favorable.
«Dans les deux cas, le contribuable sera désavantagé : risque de double imposition si le bénéficiaire effectif n’est pas identifié, ou application d’un régime conventionnel défavorable s’il l’est», résume l’expert.
La lutte contre le blanchiment renforcé
Au-delà de la fiscalité, le registre des bénéficiaires effectifs sera un outil clé dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
«L’anonymat favorise les activités illégales. Certaines personnes ont recours à des sociétés offshore pour facturer des prestations réalisées au Maroc, contournant la réglementation des changes et bénéficiant d’une fiscalité avantageuse», dénonce Me Nouchi.
Désormais, si ces montages impliquent des pays signataires de la norme d’échange automatique de renseignements, les autorités marocaines pourront être informées et réclamer l’impôt dû, tout en sanctionnant la constitution illégale d’avoirs à l’étranger.
Le registre apparaît donc comme un outil précieux pour la transparence et l’équité fiscale, mais également pour la sécurité financière et la lutte anti-blanchiment. Une mise en œuvre rigoureuse et des sanctions dissuasives contre les déclarations mensongères seront cependant indispensables pour en garantir l’efficacité.
Des défis de mise en œuvre
Malgré l’importance de cet outil, sa mise en œuvre soulève des défis pratiques. Le délai de trois mois accordé aux entités préexistantes pour se conformer «n’a certainement pas été respecté dans une très large mesure», constate l’avocat fiscaliste. Par ailleurs, les modalités de vérification de l’identité des bénéficiaires effectifs par les établissements de crédit soulèvent des interrogations.
«On peut s’interroger sur la portée de cette règle puisqu’au Maroc, un extrait du registre du commerce ne mentionne pas l’actionnariat des personnes morales», explique-t-il.
Malgré ces difficultés, le registre des bénéficiaires effectifs représente un progrès substantiel dans la lutte contre l’opacité financière. Son efficacité réelle dépendra cependant de la rigueur de sa mise en œuvre et du degré de coopération internationale en matière d’échange de renseignements fiscaux.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO