Maroc

Khalid Mouna : “Le manque d’adhésion des cultivateurs est un indicateur clé”

Khalid Mouna
Anthropologue, professeur à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines Moulay Ismail, Meknès.

Le Maroc a légalisé le cannabis médical et industriel en 2021, mais la fumée blanche n’a pas dissipé toutes les zones d’ombre. Dans une étude, trois chercheurs marocains saluent l’avancée que représente la loi 13.21 pour les cultivateurs et l’industrie, pointant néanmoins quelques angles morts.

Voyez-vous déjà des signes d’une amélioration concrète des conditions de vie des agriculteurs depuis l’entrée en vigueur de la loi ?
Il convient de rappeler que le projet de légalisation avait suscité de nombreux espoirs parmi les cultivateurs. Il leur avait été présenté comme une opportunité de sortir de l’illégalité, de sécuriser leurs revenus et d’accéder à un marché régulé. Cependant, toutes ces promesses n’ont pas été tenues pour plusieurs raisons.

De manière globale, les signes d’échec du projet sont devenus visibles relativement tôt, mais les autorités compétentes n’y ont accordé que peu d’attention. Premièrement, le manque d’adhésion des cultivateurs constitue un indicateur clé de cet échec.

Ce désengagement est en grande partie dû à l’absence mais aussi à la faiblesse d’une communication horizontale entre les instances responsables du projet et les agriculteurs eux-mêmes. Les cultivateurs n’ont pas été suffisamment respectés et impliqués dans les processus de décision, ni informés de manière claire sur les modalités de participation ou les bénéfices attendus.

En outre, l’approche sécuritaire, oms paiements qui leur avaient été promis, malgré leur engagement et leurs efforts pour se conformer au cadre légal. Ces cultivateurs ont gardé une bonne partie de leurs activités dans le cadre illégal, pour faire face à un éventuel échec de cette collaboration avec les autorités.

Du côté des investisseurs, la frustration est également palpable : plusieurs ont injecté des fonds dans l’espoir de participer à un marché en plein essor, niprésente sur le terrain, a renforcé la méfiance plutôt que la confiance. Il faut noter que de nombreux cultivateurs ayant adhéré au projet le considèrent aujourd’hui comme une véritable arnaque. Certains n’ont jamais reçu lemais se sont retrouvés bloqués, dans l’impossibilité de commercialiser leurs produits à cause d’un encadrement flou et d’un marché inexistant ou paralysé. Le résultat de cet échec s’est manifesté récemment à travers les dernières manifestations des cultivateurs à Taounate.

Ne risque-t-on pas de reproduire un schéma où les grands investisseurs industriels capteront l’essentiel de la valeur ajoutée, laissant les petits cultivateurs marginalisés ?
Dans le contexte marocain, et après trois années d’expérience, il faut reconnaître que nous sommes encore loin de certaines préoccupations soulevées dans d’autres pays. Le cas du Maroc semble en effet assez exceptionnel. Tout d’abord, le pays ne dispose pas d’un tissu industriel suffisamment développé pour soutenir des investissements structurés dans ce secteur.

L’exemple de Pharma 5, bien qu’important, reste isolé, elle opère à travers son propre circuit fermé, sans réelle interaction avec l’écosystème local des cultivateurs.

Par ailleurs, les rares investisseurs marocains ayant misé sur le secteur ont, pour la plupart, enregistré des pertes. Quant aux investisseurs étrangers, plusieurs se sont retirés, déçus par le manque de visibilité, l’absence de stratégie claire en matière de commercialisation, et une communication insuffisante de la part des autorités.

La mise en place de normes strictes (GACP, contrôle qualité, traçabilité) représente un saut technologique important pour des cultivateurs. Selon vos observations, dans quelle mesure les agriculteurs traditionnels sont-ils réellement préparés à ces standards ?
Il ne s’agit, en réalité, que d’un modèle théorique, rien de plus. Je vous donne l’exemple de ce qu’on appelle communément «la baldia», une variété autorisée cette année. Il est pourtant peu probable que cette plante n’ait pas été affectée par le processus d’hybridation entamé depuis les années 1980. Cependant, chaque cultivateur a sorti ces propres graines pour les cultiver.

Théoriquement, ce processus est censé être contrôlé par l’ONSSA (Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires), notamment au niveau de l’importation des graines. Toutefois, une fois les variétés accréditées, aucun contrôle rigoureux ne semble être exercé sur le terrain.

Moi-même, je pensais que ces contrôles étaient effectivement appliqués. Mais suite à une récente mission de terrain dans les régions d’Issaguen et de Chefchaouen, les cultivateurs m’ont affirmé que rien de tel ne se passe en pratique. Il y a un suivi technique, mais sans trop de vérification systématique des cultures sur place.

L’étude insiste sur le fait que les consommateurs marocains sont invisibles dans le débat législatif. Quelles seraient, selon vous, les premières mesures à envisager pour leur donner une place dans le dispositif ?
Il faut d’abord rappeler que le processus de légalisation du cannabis au Maroc n’est pas le fruit d’une pression sociale émanant des cultivateurs, qui, pour la majorité, n’adhèrent d’ailleurs pas à cette démarche. Il n’est pas non plus porté par les consommateurs. Cela contraste fortement avec ce qui s’est produit dans d’autres régions du monde. En Amérique latine, ce sont souvent les cultivateurs eux-mêmes qui ont été à l’origine des processus de régulation.

En Europe et en Amérique du Nord, ce sont les mouvements de consommateurs qui ont fait pression sur leurs dirigeants pour obtenir la légalisation. Le contexte marocain, quant à lui, est très différent, c’est le ministère de l’Intérieur qui pilote et contrôle l’ensemble du processus, sans réelle concertation avec les principaux acteurs concernés.

Ce cadre politique et social empêche toute prise en charge sérieuse de la question des consommateurs. À mon sens, cela s’explique par deux facteurs principaux. Tout d’abord, l’approche criminalisante adoptée par la législation marocaine envers les consommateurs de cannabis qui trouve ses origines dans l’époque coloniale, qui continuent d’être traités comme des délinquants plutôt que comme des citoyens ayant besoin d’un accompagnement sanitaire ou social.

Enfin, le poids du discours moraliste, porté notamment par les courants islamistes, qui attendent la moindre erreur dans la gestion de la légalisation pour accuser l’État de dérive morale. Ces derniers acteurs se contentant dans leur politique de discours moralisateurs, qui est leur fonds de commerce.

Ainsi, les consommateurs marocains se retrouvent pris en étau entre une criminalisation institutionnelle d’un côté, et une stigmatisation morale de l’autre. Dans ce contexte, je ne vois, à court terme, aucune évolution favorable sur cette question. Ces deux forces, l’État avec son approche sécuritaire et les moralistes religieux, restent pour le moment trop puissantes pour permettre une véritable réforme centrée sur les droits des usagers.

Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO



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