Infrastructures : l’Afrique face au défi de l’exécution

Malgré des décennies de planification, moins de 10% des projets d’infrastructure transfrontaliers en Afrique passent en phase de construction. Dans un rapport percutant, le Boston Consulting Group tire la sonnette d’alarme : l’heure n’est plus à la stratégie, mais à l’exécution. À la clé, des milliards de dollars de PIB, des millions d’emplois…
Les routes qui ne mènent nulle part. Les lignes électriques qui s’arrêtent aux frontières. Les projets d’infrastructure annoncés, débattus, mais jamais lancés. En Afrique, le déficit d’infrastructure est moins une question d’ambition que d’exécution. C’est ce que rappelle avec force le rapport «Africa Unleashed : Bridging Africa’s Infrastructure Execution Gap» publié en octobre 2025 par le Boston Consulting Group, en partenariat avec plusieurs institutions africaines.
Ce document de référence ne s’attarde pas sur les promesses passées. Il appelle à un véritable basculement pour passer de la planification à la réalisation, de l’intention à l’impact. Un appel à l’action relayé par des voix fortes, comme celle du Commissaire de l’Union africaine pour les infrastructures, H.E. Lerato Mataboge, qui affirme que le moment est venu de franchir tous les obstacles à la mise en œuvre accélérée des projets.
Malgré les stratégies régionales et les programmes continentaux, tels que le PIDA, le PAP II ou encore le PICI, la réalité est brutale : seuls 6% des projets sont effectivement en phase de construction, et près de la moitié d’entre eux n’ont pas connu de progression significative ces deux dernières années. Moins de 10% des projets prioritaires transfrontaliers ont atteint la phase de construction.
Pourtant, les besoins restent immenses : 600 millions d’Africains n’ont toujours pas accès à l’électricité, une route sur deux n’est pas goudronnée, et la pénétration d’Internet demeure inférieure à 30%. Ce retard infrastructurel n’est pas neutre : il entraîne la perte annuelle de près de 500 milliards de dollars de PIB, de 74 millions d’emplois potentiels et d’un million de vies.
En outre, ce sous-investissement chronique freine l’intégration régionale, renchérit les coûts logistiques, découragent les investisseurs et entretient des inégalités sociales croissantes. L’Afrique subsaharienne ne capte que 2% des investissements mondiaux dans les infrastructures, alors qu’elle abrite plus de 17% de la population mondiale. Ce décalage entre ambition et réalité tient essentiellement à trois grands verrous.
Le premier est institutionnel : la fragmentation des responsabilités, l’absence de gouvernance claire et la multiplicité des intervenants créent une dilution des efforts. Le second concerne l’accès au financement. Moins de 3% des fonds proviennent du secteur privé, freiné par le manque de transparence, les risques perçus comme élevés et l’absence de projets bancables bien structurés. Enfin, troisième verrou : le manque de compétences techniques. Le continent aurait besoin de plus de cinq millions de professionnels qualifiés pour porter la révolution infrastructurelle. Or, les institutions de formation n’ont pas encore la capacité de répondre à cette demande.
Les leviers de transformation
Face à ces défis, le rapport dégage des axes de transformation. Le premier est d’insuffler une nouvelle dynamique public-privé. Le secteur privé ne doit plus être vu comme un simple bailleur ou prestataire, mais comme un co-bâtisseur, à impliquer dès la conception des projets.
«We must embrace the private sector not as a supporting actor but as a core partner in delivery», affirme le rapport.
Cela suppose des cadres de dé-risque plus solides, des incitations claires, et une volonté politique affirmée. La mise en place de guichets uniques pour les projets transfrontaliers, la création de fonds d’assurance spécialisés, et la simplification des partenariats public-privé sont autant de leviers activables.
Deuxièmement, l’harmonisation réglementaire est cruciale. Les projets transfrontaliers souffrent souvent de lenteurs administratives, d’incompatibilités juridiques ou de conflits d’intérêt. Une meilleure coordination continentale s’impose. La création de corridors intégrés, l’harmonisation des normes techniques, et la digitalisation des procédures douanières peuvent accélérer l’intégration physique du continent.
Troisième axe : la faisabilité commerciale des projets, qui doit être mieux intégrée en amont, avec des modèles financiers robustes, des garanties contre les risques opérationnels, et des feuilles de route réalistes. Le rapport recommande aussi l’usage accru des technologies, de la data et des outils d’évaluation d’impact pour améliorer le suivi des projets.
Le rapport cite à ce titre des cas inspirants, à l’instar du Corridor de Lobito reliant l’Angola, la Zambie et la RDC. Ce projet longtemps bloqué a été relancé grâce à une gouvernance partagée, des normes harmonisées et l’engagement d’un consortium privé investissant plus de 500 millions de dollars. Il devient un modèle réplicable pour d’autres corridors ou réseaux à fort potentiel.
Le rapport insiste aussi sur le rôle politique central que doit jouer l’Union africaine. Elle est appelée à devenir l’épine dorsale d’une nouvelle architecture continentale de livraison. Cela passe par un leadership assumé, une responsabilité partagée entre institutions et pays membres, et une transparence accrue dans la mise en œuvre. Il s’agit de passer d’une logique de reporting à une culture de performance. Le concept de «delivery muscle», capacité d’exécution centralisée, doit s’ancrer durablement au sein de l’UA.
Parmi les institutions moteurs de cette transformation figurent AUDA-NEPAD, la Banque africaine de développement, Africa50, les communautés économiques régionales, ainsi que plusieurs ministères nationaux. Ensemble, ils forment un nouvel écosystème de déploiement des infrastructures. Cet écosystème a déjà posé les bases d’un passage à l’échelle, qu’il faut maintenant accélérer.
Chaque milliard investi dans les infrastructures peut générer jusqu’à six milliards de dollars de PIB, selon les modèles économiques présentés. Mais l’enjeu va au-delà des chiffres : il touche à la souveraineté, à la cohésion sociale, à la capacité de l’Afrique à maîtriser son avenir. Il s’agit de transformer une vision panafricaine d’intégration en une réalité palpable, interconnectée, inclusive et résiliente.
H.K. / Les Inspirations ÉCO