Maroc

Délais de paiement. Rochdi Chmali : “La mise en conformité des très petites entreprises fait défaut”

Rochdi Chmali
Directeur associé de CLA Expact

La nouvelle loi sur les délais de paiement vise à enrayer un fléau structurel pesant sur la trésorerie des entreprises marocaines, notamment les plus petites. Deux ans après son entrée en vigueur, des inquiétudes persistent. Rochdi Chmali, directeur associé de CLA Expact, un cabinet d’expertise comptable, dresse un premier bilan contrasté. Si des progrès sont perceptibles dans les secteurs les plus structurés, de nombreuses entreprises peinent encore à se conformer à la législation, faute de moyens, de contrôle ou de réelle culture de paiement. C’est ainsi que le rôle d’accompagnement des experts-comptables s’avère plus que jamais central.

La loi sur les délais de paiement est entrée en vigueur le 1er juillet 2023. Dans quelle mesure cette réforme répondait-elle à une urgence économique identifiée par les professionnels et les institutions ?
La réforme répondait à une urgence économique majeure en raison de la caducité du dispositif réglementaire relatif au fléau des retards de paiement, à savoir l’ancienne loi 32-10, considérée techniquement inapplicable. Une vétusté qui impactait négativement la trésorerie des entreprises, notamment les TPME, dans certains secteurs clés comme l’agroalimentaire, le BTP et l’industrie.

Ainsi, cette loi a été légiférée dans la perspective de mettre à niveau l’ancien cadre, en impliquant toutes les parties prenantes, à savoir, la CGEM, Bank Al-Maghrib et l’Observatoire des délais de paiement afin d’apporter une réponse sur mesure à cette problématique économique structurelle.

Quels sont, selon vous, les principaux changements observés dans les pratiques des entreprises ?
Après deux ans, une nette tendance vers une meilleure discipline s’affiche, avec une réduction progressive des retards de paiement, ainsi qu’un ajustement des pratiques de gestion de la trésorerie.

Pour les grandes entreprises et celles soumises à une forte pression réglementaire, nous avons remarqué une amélioration du dispositif de contrôle interne pour répondre aux exigences de la loi en vigueur. Un réel engagement de nombreuses entreprises à digitaliser le suivi des créances clients et à adopter une gestion plus proactive de leur trésorerie est observé.

Cette dynamique modernise les pratiques et renforce la visibilité sur les flux financiers. En parallèle, la clarification des clauses contractuelles relatives aux délais de paiement a permis de limiter les abus, notamment les extensions excessives au-delà de 120 jours, et de rétablir un climat de confiance entre partenaires commerciaux.

Dispose-t-on aujourd’hui de données fiables permettant de mesurer l’évolution des comportements en matière de délais de paiement ?
La disponibilité de données fiables reste limitée. Néanmoins, nous pouvons retenir le chiffre publié par Bank Al-Maghrib, qui annonce que le délai moyen de paiement est de 96 jours à la fin de l’année 2023 au lieu de 112 jours un an auparavant. Il est judicieux de rappeler que le reporting concernant les délais de paiement est confié à l’Observatoire des délais de paiement qui émet un rapport annuel censé exposer toutes les données détaillées. Or, dans le rapport de l’ODP, celui de l’exercice 2024, l’absence de données actualisées concernant les délais de paiement relative à l’exercice 2023 est notable.

Quels sont les types d’acteurs qui peinent le plus à se conformer à la loi ?
Le taux de conformité à la loi varie sensiblement selon les secteurs d’activité. Les domaines encadrés par des acteurs structurés ou régulés, tels que les banques, les assurances, les télécommunications ou encore les grandes industries, affichent des niveaux de conformité nettement plus élevés.

Ces entreprises disposent généralement de l’organisation, des ressources et de la culture de gestion nécessaires pour intégrer rapidement les exigences du nouveau cadre légal.

À l’inverse, les secteurs moins formalisés, composés majoritairement de très petites et moyennes entreprises, rencontrent encore d’importantes difficultés d’adaptation. Ces obstacles tiennent à plusieurs facteurs, à la fois internes et externes.

Existe-t-il des pratiques contournant l’esprit de la loi, malgré son entrée en vigueur ?
Comme dans toute réforme, les cas récalcitrants existeront toujours. Certaines pratiques permettent de contourner la loi, comme l’utilisation de clauses contractuelles ambiguës, ou l’adoption de modes de paiement créatifs pour différer le paiement. Ces pratiques ne sont pas efficaces et représentent un danger. À mon sens, le meilleur moyen pour y mettre un terme est la facture électronique.

Quelles sont, selon vous, les principales difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de la loi sur le terrain ?
Au-delà des sanctions pécuniaires, la principale difficulté réside dans la nature des sociétés composant le tissu économique marocain, en l’occurrence les TMPE, qui restent menacées par une défaillance à tout moment à cause de ce fléau. En effet, bon nombre de PME ne disposent pas encore des processus organisationnels et juridiques adaptés pour répondre aux obligations introduites par la loi.

D’autre part, leur situation de trésorerie reste fragile, alourdie par un stock important de créances impayées antérieures à l’entrée en vigueur de la loi, que celle-ci ne couvre pas. Enfin, l’ensemble des acteurs économiques doivent jouer le jeu afin d’éviter des situations compliquées. Je fais allusion au secteur public qui devrait donner l’exemple et alléger la trésorerie de ses fournisseurs.

Le problème tient-il davantage à l’absence de contrôles effectifs, au manque de sanctions dissuasives ou à une culture économique encore permissive vis-à-vis des retardataires ?
Le problème n’est pas seulement une question de contrôle ou de sanctions, mais également d’un changement de culture économique. L’absence de contrôles dissuasifs et une culture permissive enfouissent encore certaines tendances au retard dans le respect des délais.

Peut-on déjà dire que la loi a commencé à assainir les rapports entre clients et fournisseurs, ou est-ce encore trop tôt pour en juger ?
Une chose est sûre, plusieurs entreprises ont constaté une amélioration de leur trésorerie et de la qualité des relations commerciales en maîtrisant mieux leurs délais de paiement, ce qui permet une réduction des tensions et un regain de confiance. Toutefois, il est encore trop tôt pour juger si la loi a complètement assaini les rapports, mais les premiers signes laissent penser qu’elle contribue à instaurer une meilleure discipline, avec une tendance à la responsabilisation des parties.

Quelles mesures concrètes recommandez-vous pour renforcer l’efficacité de cette législation ?
Pour renforcer l’efficacité, il est essentiel d’instaurer des contrôles réguliers, de renforcer les sanctions financières, de promouvoir la sensibilisation et la formation continue des acteurs, ainsi que d’améliorer la transparence via des outils numériques. Car, à moyen terme, cette loi pourrait contribuer à une amélioration significative de la santé financière du tissu économique marocain, en réduisant les risques de faillite liés aux retards de paiement, en favorisant la stabilité financière et en attirant davantage d’investissements.

Quel rôle votre cabinet joue-t-il auprès des entreprises pour les accompagner dans la conformité aux délais de paiement ?
La mise en œuvre de la loi a renforcé le rôle de l’expert-comptable en tant que tiers de confiance, en lui confiant la mission de délivrer un visa attestant de la concordance entre les éléments déclarés par les entreprises et leur situation réelle, selon son statut (expert-comptable ou commissaire aux comptes).

Dans ce cadre, l’Ordre des experts-comptables a activement contribué à l’effort de sensibilisation autour de la loi et a publié deux directives encadrant l’intervention de ses membres dans l’exécution de cette nouvelle obligation légale.

Au-delà de cette mission réglementaire, l’expert-comptable joue un rôle de conseil stratégique auprès des entreprises. Son accompagnement consiste à mettre en place les conditions d’une mise en conformité durable, à travers plusieurs leviers. Il s’agit tout d’abord d’élaborer un dispositif de contrôle interne adapté aux nouvelles exigences, permettant une meilleure traçabilité et sécurisation des flux liés aux délais de paiement. Ensuite, de sensibiliser les dirigeants à l’importance de la digitalisation des processus, tant au niveau des procédures internes que des outils numériques dédiés à la gestion de trésorerie.

Enfin, un volet essentiel de l’accompagnement porte sur la mise en place d’un dispositif de gestion des risques structuré, capable d’anticiper les décalages de trésorerie et de prévenir les situations de non-conformité. Cette approche globale permet à l’entreprise non seulement de répondre aux obligations légales, mais aussi de renforcer sa résilience financière dans un environnement en mutation.

Les premiers enseignements de la DGI

Les données publiées par la Direction générale des impôts, après deux trimestres d’application de la loi, permettent de dresser un premier état des lieux. Près de 80% des entreprises ayant déposé une déclaration des délais de paiement sont situées sur l’axe Tanger-El Jadida. Les secteurs du commerce et de l’industrie manufacturière arrivent en tête en nombre de déclarations. Plus de 70% des entreprises déclarantes affichent un chiffre d’affaires inférieur à 200 millions de dirhams, et près de 99% relèvent du secteur privé.

Cependant, plus de la moitié des entreprises (52,3%) n’ont pas déclaré de factures dépassant les délais légaux. En termes de montants, 90% des factures en retard sont concentrées sur l’axe Rabat-Casablanca. Les secteurs les plus concernés sont la production et distribution d’électricité et de gaz, l’industrie extractive, l’industrie manufacturière et le commerce.

Enfin, plus de 80% du montant des factures hors délais proviennent d’entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 500 millions de dirhams. À elles seules, les entreprises privées ont déclaré 6,66 milliards de dirhams de factures impayées, soit 42,4% du total enregistré.

Maryem Ouazzani / Les Inspirations ÉCO



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